L’été dernier, dans un article paru sur ce site ainsi que sur d’autres supports, nous faisions mention d’un accord d’unité d’action signé entre trois organisations qui se réclament de l’anarcho-syndicalisme en Espagne. La CGT, la CNT-CIT et Solidaridad Obrera (SO). Cette possible unification a été annoncée dans un communiqué de presse en avril 2023. En France, La Révolution prolétarienne (juin 2023) mais aussi Le Monde libertaire (septembre 2023) ont mentionné cette information. En suivant ce dossier, nous réalisons que les choses sont plus compliquées.
En effet, la plus grosse des trois organisations : la CGT, dont la stabilité sur le long terme semblait la plus aboutie du fait de son réformisme (participation aux élections syndicales et aux comités d’entreprise) et de son professionnalisme (bureaucratie) traverse une grave crise. Selon l’un de ses anciens dirigeants « la CGT est aujourd’hui absolument fractionnée et très polarisée. Il y a maintenant deux CGT… » (1). Cette rupture s’est manifestée à Madrid, le 1er mai dernier, où il y a eu deux manifestations distinctes : la CGT « de todas » appelant le public à boycotter le rassemblement et le concert organisé par le groupe dissident qui se qualifie de CGT « anarchosindicalista ». Peut-on établir un lien entre cette scission et l’accord avec la CNT-CIT et Solidaridad Obrera ? Les deux camps en conflit ne le mentionnent pas ; d’ailleurs l’unité d’action entre les trois organisations est moins perceptible. Cela dit, ce qui se passe au sein de la CGT nous intéresse. Déjà parce que cette organisation est le produit de la rupture de l’anarcho-syndicalisme espagnol des années 1970-80, tentant à l’époque d’annihiler le courant représenté par la CNT-AIT. Une démarche semblable à celle qu’entreprend actuellement la CNT-CIT (2). Et aussi parce que, quand une organisation traverse une crise, on peut mieux évaluer sa nature.
Comment la CGT espagnole en est-elle arrivée là ? Les explications données laissent pantois : un syndicat de plus de 5’000 adhérent.es : Transport et communications de Madrid (TTyCC) a été défédéré parce qu’il aurait défendu un affilié condamné pour un délit sexuel sur mineur. Ce syndicat aurait aussi accumulé une dette de plus de douze mois de cotisations soit quelque 500’000 euros. C’est ce qu’affirme le communiqué du secrétariat de la région de Madrid, Castille-la-Manche et Estrémadure (MCLMEX) rendu public à l’occasion du 1er mai, qui considère aussi que « les opposant.es ne sont que quelques personnes motivées par leur intérêt personnel, qui n’auraient aucun argument idéologique ou syndical » (3). Dans le camp opposé, on explique que ce n’est pas seulement le syndicat de TTyCC de Madrid qui a été expulsé, mais qu’un certain nombre de militant.es et de responsables (ou ancien.nes responsables) ont subi le même sort, notamment ceux et celles de la Fédération des transports au niveau étatique. Quant au syndicat du secteur bancaire de Madrid, le second en nombre d’affilié.es de la CGT, il aurait été « paralysé et démoli ». Il est aussi reproché à l’actuelle direction d’avoir harcelé une employée du syndicat et d’interdire aux dissident.es l’accès aux réunions décisionnelles…
On peut poser l’hypothèse qu’il s’agit d’une lutte pour le pouvoir qui s’inscrit dans la suite du dernier Congrès de la CGT de juin 2022 à Saragosse où les deux équipes intéressées à occuper le secrétariat permanent se sont affrontées : l’une – proche du secrétaire confédéral sortant – a été mise en échec avec 48% des voix. L’autre équipe – gagnante à 52% – n’aurait cependant pas pu faire passer certaines de ses propositions… Qu’il y ait une lutte des places dans une organisation qui brasse pas mal l’argent et qui offre un certain nombre de postes de travail à des permanent.es payé.es, on veut bien le croire, mais de là à penser qu’il n’y a pas de divergences stratégiques ou programmatiques nous en doutons. Essayons d’y voir un peu plus clair.
Notons d’abord que le choix du secrétariat confédéral de la CGT, à la différence de ce que l’on connaît à la CNT-AIT par exemple, n’est pas technique (de gestion), mais politique. Il ne s’agit pas de désigner un.e secrétaire et une fédération locale pour prendre en charge cette responsabilité, mais tous les candidats et candidates aux différents postes font campagne… Ce qui aggrave les divisions quand il n’y a pas consensus mais, en l’occurrence, deux tendances dont le poids est presque équivalent.
Modèle traditionnel contre modèle rénovateur
Essayons de fixer les contours de ces deux camps. Si l’on en croit Gonzalo Wilhelmi, qui fait partie de l’actuelle équipe dirigeante, il y aurait au sein de la CGT deux modèles syndicaux différents : le traditionnel et le rénovateur. Partisan du second modèle, Wilhelmi ne fait pas de cadeau à celles et ceux qu’il traite de traditionnalistes. A ses yeux, leur modèle privilégie les personnes ayant un emploi stable au détriment des précaires. Pour avoir une meilleure visibilité médiatique, ses partisan.es préfèrent que la CGT ne collabore pas avec d’autres organisations. Leur modèle accorde peu d’importance au féminisme ; il refuse les débats idéologiques et stratégiques accusés d’affaiblir l’organisation et préfère que les positions soient définies par « l’organe supérieur ». Enfin, pour les traditionnalistes, l’arrivée de nouveaux secteurs professionnels ne devrait pas modifier la répartition du pouvoir au sein de l’organisation. Au contraire, le modèle rénovateur travaille à la convergence avec d’autres organisations qu’il traiterait d’égale à égale. Son syndicalisme serait féministe, tant sur le plan de l’action syndicale qu’au niveau du fonctionnement interne. Les débats stratégiques et idéologiques lui seraient essentiels. Il défend aussi une « interprétation flexible des statuts… ».
En résumé, d’un côté on aurait les vieux ringards, de l’autre la jeunesse ouverte et généreuse. Pourtant, Wilhelmi considère que « tant le modèle traditionnel que le modèle rénovateur sont légitimes et sont présent dans la CGT » et que ces deux modèles peuvent se combiner même si – et il donne l’estocade – le modèle traditionnel malgré la visibilité médiatique qu’il procure « nous isole du reste des organisations sociale de gauche, nous éloigne du reste des syndicats combatifs et nous mène à un syndicalisme très semblable à celui que réalisent les centrales majoritaires dans lequel le syndicat est toujours plus une fin en soi et de moins en moins un moyen de transformation sociale » (4).
Cette présentation unilatérale n’a pas échappé au camp adverse. Dans La Campana journal de la CGT de Pontevedra, Germinal Cerván juge la dichotomie traditionnel/rénovateur schématique et simpliste. Pour Cerván, il n’est pas juste de dire que la CGT néglige les précaires et priorise les travailleurs stables : elle ne fait que répondre « à sa propre réalité et composition ». Cerván ne voit pas non plus une incompatibilité entre les actions menées avec d’autres organisations – très fréquentes selon lui – et celles réalisées en solitaire. Il s’insurge contre l’accusation suivant laquelle les positions seraient définies d’en haut – une insulte pour des anarcho-syndicalistes – et s’interroge sur l’idée d’une interprétation flexible des statuts. Les « rénovateurs » voudraient-ils des « statuts à la carte », réduits à peau de chagrin ? Voudraient-ils monter leurs propres boutiques « par-dessus les structures décidées lors des congrès » (5)?
Syndicalisme subventionné
La « rénovation syndicale » est aussi à l’honneur dans la revue de la CGT Libre Pensamiento qui lui consacre un dossier dans son numéro de l’hiver 2024. Notre attention a été attirée par deux textes signés par Francisco Romero. Le premier porte sur les subventions et les heures de délégation syndicale (6). Le système de subventionnement des syndicats en Espagne est une liste à la Prévert : subventions octroyées par le gouvernement en proportion du nombre d’élu.es lors des élections syndicales ; pour des cours de formation (avec de nombreux scandales à cause de cours jamais impartis) ; subventions octroyées par les régions ; mise à disposition de locaux ; subventions accordées par les patrons aux sections syndicales des grandes entreprises ; de même dans des administrations publiques ; subventions à des fondations liées aux syndicats ; paiement des heures de délégation (parfois des représentant.es sont complètement dispensé.es de travailler : une forme de « discrimination positive » accordée à ceux et celles qui plaisent aux directions) ; sommes accordées en partage entre les syndicats signataires d’un accord (dont sont privées les organisations qui refusent le compromis), etc. Toutes ces subventions sont pour l’essentiel raflées par les syndicats CCOO et UGT, mais « ne serions-nous pas en train d’imiter le syndicalisme majoritaire, même si c’est à un niveau bien inférieur ? » s’interroge Romero. Il considère par exemple que les ressources allouées aux délégué.es et sections syndicales obtenues au sein des grandes entreprises ne devraient pas seulement être utilisées dans leur sphère, mais devraient être partagées avec le reste de l’organisation.
Jusqu’à quel montant de subvention un syndicat conserve son autonomie ? s’interroge Romero. Il considère que les syndicats « de régime » sont totalement institutionalisés grâce à ce système, mais il pense que les subventions ont aussi des effets pernicieux pour les « syndicats combatifs ». Elles leur donnent « de l’oxygène » mais celle-ci peut aussi leur être retirée. Sans cette ressource, ceux-ci n’ont alors d’autre choix que de se comporter comme des patrons et licencier leurs salarié.es.
Tout au long de son texte, Romero évalue le pour et le contre du système des subventions, des élections syndicales et des heures de délégation. Il ne tranche pas, mais y voit de nombreux risques s’il n’y a pas « de transparence » et si « leur finalité n’est pas la solidarité avec le reste de l’organisation ». A la fin, il dit que l’on peut réaliser une activité syndicale et prendre des responsabilités sans être élu.e : « les élections et les heures de délégations ne sont pas absolument indispensables ». Et puis, il y a aussi ces personnes qui disparaissent du syndicat et des mobilisations dès qu’elles cessent d’occuper des postes de délégué.es du personnel…
Réquisitoire contre les élections syndicales ?
Son second article est centré sur les élections syndicales (7). Un système qu’il critique longuement : y participer est une course d’obstacles ; dans certaines entreprises, les candidat.es risquent le licenciement. Dans d’autres, pour présenter des candidatures dans tous les secteurs de l’entreprise, on sollicite des non-membres, qui après leur élection ne réalisent aucun travail syndical ; défendent des idées très différentes de celles du syndicat ou ne recherchent que leur avantage personnel. Il décrit aussi une dynamique de concentration des heures de délégations entre un petit nombre d’élu.es ; le développement d’un « syndicalisme de gestion et services, sans nécessité de participation et dédié à résoudre les petits problèmes des affilié.es » ; une « affiliation sans critère » afin d’avoir toujours plus de votant.es, d’élu.es et donc de moyens économiques.
Son réquisitoire contre ce système semble sévère. Dès ses débuts « le modèle homologué » correspondait « à une feuille de route programmée » dont les conséquences ont été la « professionnalisation des syndicalistes, la bureaucratisation, la corruption (…) provoquant la démoralisation… ». Il affirme aussi que « le modèle du comité d’entreprise comme organisme unitaire des différents syndicats a échoué ». Il serait désormais remplacé par « les sections syndicales des différentes organisations ». On croit rêver, la scission qui a donné naissance à la CGT reposait sur la volonté de ses protagonistes de passer outre le refus de la CNT-AIT de participer aux élections syndicales et aux comités d’entreprise. CNT-AIT qui, a contrario, défendait (et défend toujours) les sections syndicales et les assemblées générales !
En conclusion, pour Romero, « les deux postures [participer ou non aux élections] sont légitimes ». Il voit des avantages à la participation dans les grandes et moyennes entreprises (le travail syndical y étant « titanesque »). Et pour ne pas frapper que d’un côté, il affirme que « rester fidèle aux principes est très louable, mais implique aussi du mépris envers l’immense majorité, vu qu’avec l’auto-marginalisation nos propositions ne sont pas connues ».
En étudiant l’actuelle rupture de la CGT espagnole, nous avons l’impression de revivre un mauvais remake des événements de 1979 et des années 80 (8) avec une nouveauté, aujourd’hui les « rénovés » de l’époque, ou leurs successeurs, proposent une nouvelle « rénovation », parce que celle qui avait été entreprise alors mène à une impasse. Cette « rénovation » (qui est plutôt un rétropédalage) conduite de manière autoritaire, rencontre la résistance de celles et ceux dont la culture est celle du système syndical institutionnel. Ces militant.es ne semblent pas prêt.es à renoncer aux ressources que leur procurent leurs résultats électoraux, au bénéfice d’autres secteurs de leur organisation.
Des auteurs comme Wilhelmi ou Romero qui ont travaillé respectivement dans le secteur ferroviaire et bancaire ont pu observer leur déclin, suite à des restructurations et autres démantèlements et ce processus n’est pas terminé. Ainsi, ils voient ailleurs l’avenir du syndicalisme. Ce n’est sans doute pas un hasard si le dossier de Libre Pensamiento sur la « rénovation syndicale » donne la parole à des collectifs comme celui de l’association des Kellys (femmes de chambre) de Benidorm, du syndicat des manteros (vendeurs de rue) de Barcelone ou du syndicat des locataires de Catalogne. Des groupes qui ne font pas partie de la CGT. La CGT a besoin de forces militantes – pas seulement de gens qui votent une fois tous les quatre ans ou qui font de la cogestion à la petite semaine dans leur entreprise. Mais elle a aussi besoin des ressources que les élu.es procurent…
Les remous qui agitent actuellement la CGT ne sont peut-être pas non plus étrangers à la crise de l’extrême-gauche espagnole, avec les défaites de Podemos au plan national et des CUP en Catalogne (9). C’est toute une génération, marquée par le 15M (mouvement des « indignés » qui débute le 15 mai 2011) et considérée comme la mieux éduquée de tous les temps, qui ne voit plus de perspectives politiques. Beaucoup peuvent être tenté.es de se rabattre sur le syndicalisme « combatif » pour le meilleur et pour le pire (instrumentalisation, recherche de postes…).
On peut aussi penser que les articles que nous avons analysés servent à donner des gages à la CNT-CIT qui, pour le moment, ne participe pas aux élections syndicales, mais qui a par contre des permanent.es payé.es. Pour faire avancer la feuille de route du processus d’unification, un « recentrage » serait nécessaire. Sauf que cette politique « centriste » laisse sur la route non seulement la CNT-AIT dont les principes d’action directe impliquent le refus des élections syndicales ET des permanent.es, mais aussi, comme on l’a vu, une partie de la CGT.
L’unité a bon dos, elle est souvent évoquée quand on cherche prendre le pouvoir et à marginaliser certains secteurs. La solidarité est toujours nécessaire, et encore plus par les temps qui courent, mais elle doit partir de la base et non d’états-majors dont les actions contredisent les discours. Rappelons que CNT-CIT a entrepris des actions juridiques contre la CNT-AIT : elle tente de s’emparer de ses locaux, réclame de grosses sommes à ses syndicats et des peines de prison contre certain.es de ses membres (voir notre article cité à la note 2). A notre connaissance, leurs partenaires, les responsables de la CGT ou de SO ne se prononcent pas sur cette situation et font comme si de rien n’était. Comme d’habitude, le silence…
Ariane Miéville, José Luis García González
Notes
1) José Aranda Escudero ex-secrétaire d’organisation de la CGT ¡ A la opinión pública ! « Anarcosindicalistas », 29 avril 2024.
2) https://laffranchi.info/nouvelle-rupture-de-lanarcho-syndicalisme-espagnol/
3) Communiqué du Secrétariat permanent de la CGT MCLMEX du 27 avril 2024, sur le 1er mai 2024 à Madrid.
4) Historien ayant publié plusieurs ouvrages, Gonzalo Wilhelmi est le coordinateur de la revue Libre Pensamiento. Son article « Sindicalismo tradicional, sindicalismo renovador », dont nous tirons ces citations, a été publié dans Rojo y Negro n°382 d’octobre 2023.
5) Germinal Cerván, « Sindicalismo tradicional o renovador, un debate tramposo », La Campana, 9 octobre 2023.
6) Francisco Romero, « Algunas reflexiones sobre las subvenciones y las liberaciones sindicales », Libre Pensamiento n° 116, hiver 2024, pp. 45-49.
Travailleur du secteur bancaire, licencié en histoire moderne et contemporaine, Francisco Romero est collaborateur de la Fondation Salvador Seguí à Madrid. Il a récemment publié une biographie de Salvador Seguí, célèbre militant de la CNT assassiné en 1923 par les pistoleros du patronat.
7) Francisco Romero, « Reflexiones sobre las elecciones sindicales », Libre Pensamiento n° 116, hiver 2024, pp. 71-77.
8) Voir notre brochure Où va la CNT ? Lausanne, 1988, disponible sur ce site. https://laffranchi.info/publications/brochures-2/brochures/
9) Sur les CUP voir https://laffranchi.info/catalogne-cup-pleines-ou-vides/
Depuis un moment je cherche des articles sur le sujet, et je ne trouve pas grand chose d’approfondi. Félicitations pour le vôtre, qui apporte clarté et précisions en évoquant de façon pertinente les bases de fonctionnement des différents modèles. Dur de savoir où en sont les différentes CNT dans leur processus organisationnels respectifs… Mais comme en France, il ne semble pas qu’on puisse conclure que le choix des élections ait amené quoi que ce soit de positif.
Un ancien de Pau