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Locaux de la CNT-AIT, Place Tirso Molina à Madrid

Cet article a été rédigé suite à un récent périple en Espagne qui nous a permis de mieux comprendre la crise qu’y traverse l’anarcho-syndicalisme. Nous avons milité au sein de la CNT-AIT à Grenade, il y a quelques années, et dans le groupe Direct! AIT quand il existait en Suisse. Nous sommes solidaires du combat mené actuellement par la CNT-AIT et c’est à ce titre que nous nous exprimons.

C’est tellement gros que certain.es ne veulent peut-être pas y croire, mais ça raconte bien les temps du capitalisme barbare et triomphant que nous vivons aujourd’hui: une marque déposée va interdire l’usage du sigle CNT et d’un certain nombre de symboles, dont le drapeau rouge et noir en diagonale, à la CNT-AIT. Ceux-ci seront désormais propriété exclusive de la CNT-CIT (ou CNT®).

Une première fournée de dix-sept syndicats (il s’agit de seize syndicats de la CNT-AIT et du syndicat CNT de Vigo, qui est indépendant) ont été condamnés à verser 2000€ chacun à titre de préjudice moral à la CNT®CIT, dont les prétentions ont été jugées légitime par le tribunal de la «Audiencia Nacional», même si le montant réclamé au départ par la CNT®CIT (50’000€ par syndicat) a été revu à la baisse par la «justice».

La veille du procès, dix-sept autres entités (syndicats et fédérations locales de la CNT-AIT) étaient à leur tour dénoncées pour les mêmes motifs par la CNT®CIT et risquent la même condamnation. Le procès de cette seconde fournée doit avoir lieu le 29 octobre. Trente-quatre collectifs déjà… pour une organisation soi-disant inexistante! Et il y aura peut-être une troisième fournée, car quelques entités ont échappé à l’inquisition.

Une légende noire

Le mouvement libertaire international – à l’exception des sections et ami.es de l’AIT et de quelques rares collectifs dont nous faisons partie – semble se ficher complètement de l’attaque frontale que subit l’anarcho-syndicalisme espagnol. Outre le fait que les luttes sont de plus en plus atomisées, que le chacun.e pour soi est de rigueur, nous pensons que cette indifférence est due à une légende noire qui circule depuis longtemps dans nos milieux. Un texte anonyme qui prétend que la CNT-AIT a été créée il y a sept ans(!), publié récemment sur un site anglophone et écrit semble-t-il par un porte-parole de la CNT®CIT, illustre cette vision mythique.(1)

Commençons par une recherche des occurrences de certains concepts utilisés dans ce texte pour désigner les membres de la CNT-AIT ou leurs idées. Le concept de «taliban» (talibane ou talibanisme) apparaît six fois ; « orthodoxe » trois fois ; «théorie(s) du complot» trois fois, «conservateur-trice» deux fois, «sectaire» deux fois, « dogmatique et puriste » une fois… L’image qui est donnée est celle de militant.es passéistes, paranoïaques et borné.es, incapable de s’adapter aux temps actuels.

L’un des adjectifs qui revient le plus souvent est celui de « petit-e » pour désigner les syndicats de la CNT-AIT ou les sections de l’AIT: onze occurrences! A la CNT®CIT on n’aime pas les petits, c’est pourquoi on n’hésite pas à exclure les syndicats de cette caractéristique. Le fédéralisme, principe anarchiste et anarcho-syndicaliste, est rejeté au bénéfice de la dictature des « majorités » ou plutôt de leurs chef.fes.

Le texte en question est une logorrhée qui raconte moultes exclusions de syndicats ou de militant.es, toujours pour de bonnes raisons bien sûr! Il évoque aussi les «faits d’armes» des futurs membres de la CNT®CIT: un commando se rend à Cadix pour changer les serrures du local de la CNT-AIT, voler du matériel et la bibliothèque du syndicat exclu. Puis, il s’étonne que les militant.es et sympathisant.es y voient une attaque intolérable! Même cas de figure à Madrid où le syndicat des métiers divers (SOV) est exclu au cours d’une réunion plénière qui a lieu en banlieue et à laquelle participe une quarantaine de ses militant.es. Au même instant, un groupe s’en prend à leur local au centre de la capitale. Toujours le même scénario de changement de serrures… mais les militant.es du SOV ne se laissent pas faire et reprennent leur local de force. Un scandale pour l’auteur du texte. Car si un groupe est exclu, «il est tout à fait normal de récupérer son patrimoine».

Selon la légende noire, les anarchistes espagnols auraient la manie de se battre pour l’acronyme CNT. Cet élément est mis en avant par l’auteur du texte susmentionné qui prétend que ce qui se passe aujourd’hui est un juste retour de bâton de la lutte autour des sigles qui a eu lieu dans les années 1980, car «ceux qui se plaignent aujourd’hui des procès» seraient les «héritiers directs» de celles et ceux qui à l’époque ont obtenu devant la justice le sigle CNT (la partie adverse adoptant l’acronyme CGT). Là on entre dans le monde d’Orwell : car si la CNT-AIT est née de la dernière pluie comme le prétend cet auteur, les héritiers de la CNT des années 80 sont les gens de la CNT®CIT! On ne peut pas revendiquer un héritage et en rejeter les pages jugées moins glorieuses. Mais surtout, cette vision mythique oublie que la principale divergence de l’époque était la participation ou non aux élections syndicales et aux comités d’entreprises. La future CGT était favorable à cette forme d’intégration au système, alors que la partie de l’organisation qui allait rester avec le sigle CNT pariait sur l’autonomie de la classe ouvrière organisée dans les assemblées de base et les sections syndicales.

Certes il y a eu, au moment de la division des années 80, des conflits autour des locaux syndicaux(2), mais à aucun moment l’une ou l’autre des parties n’a revendiqué des dommages et intérêts ou l’interdiction d’utiliser des couleurs ou des symboles. Divergences il y avait, séparation il y eut, mais pas une tentative d’annihiler l’adversaire, de le ruiner et de l’invisibiliser comme aujourd’hui. En effet, si les militant.es de la CNT-AIT renonçaient à faire recours contre le récent jugement (et ceux à venir), iels devraient tout de même payer l’amende de 2000€ par syndicat au bénéfice de la CNT®CIT et restituer les locaux qui sont propriété de la CNT. Seront-iels expulsé.es par la police armée, ou par les barbouzes de Desokupa au service des spéculateurs? l’avenir le dira.

Alors quel est le problème ?

En décembre 2010, lors du congrès de Cordoba, la CNT s’est dotée d’un Cabinet technique confédéral. Il n’était pas explicite au départ que ses membres seraient rétribué.es. D’abord constitué de trois personnes, iels seraient bien plus actuellement, principalement des juristes. Soi-disant, iels répondraient mieux aux nécessités d’action légale des syndicats locaux que «l’avocat syndical typique» auquel ceux-ci recourent ponctuellement.

Outre le fait qu’iels sont grassement payés, les avocat.es du Cabinet se logent dans des hôtels trois étoiles lors de leurs déplacements et se font rembourser leurs frais de repas au restaurant. Iels décident aussi des conflits syndicaux qui doivent être menés et de ceux auxquels il faut renoncer ! De véritables technocrates. Étant donné que les archivistes du Centre Anselmo Lorenzo sont aussi rémunéré.es, la CNT®CIT a besoin de beaucoup d’argent et, comme Julito qui vendit sa voiture pour acheter de la benzine, les dirigeants de la CNT®CIT vendent des locaux syndicaux du patrimoine historique ou ceux acquis par la suite, pour payer leurs permanent.es.

Au cours de la Transition, la CNT a pu récupérer certains locaux historiques et a reçu une compensation (bien inférieure à celle obtenue par le syndicat socialiste UGT, mais tout de même d’une certaine importance) à titre de réparation pour les locaux syndicaux confisqués par les franquistes. Ce capital était bien trop alléchant pour ne pas attirer la convoitise. Il y a en Espagne, peut-être plus qu’ailleurs, des quantités de diplômé.es universitaires qui peinent à faire carrière. Certain.es sont parvenu.es à faire leur nid au sein de la CNT en s’emparant des comités et en transformant l’organisation libertaire en une organisation autoritaire.

Celles et ceux qui ont tenté de s’opposer à cette offensive ont été exclu.es tour à tour ou sont parti.es dégoûté.es. Il reste au sein de la CNT®CIT des collectifs qui sont en désaccord avec l’évolution actuelle, mais qui savent que s’ils bougent une oreille, ils subiront le même sort que celui de la CNT-AIT : locaux confisqués, amendes, etc. ; mais la majorité des adhérent.es de la CNT®CIT est désormais constituée d’une clientèle qui attend d’être prise en charge par des spécialistes. L’«anarcho-syndicalisme» que met en avant cette organisation est de plus en plus creux, une simple image qui évoque un passé glorieux. (À suivre)

Ariane Miéville et José Luis García González

Notes

1) Ce texte est signé CNT-E. S’agit-il d’un texte écrit par un porte-parole de la CNT®CIT? Impossible d’en avoir la certitude. Il raconte de manière tendancieuse et mensongère, le conflit qui a mené à la scission actuelle.
Mise en cause personnellement dans cet écrit, Laure Akai, secrétaire de l’AIT, y répond en commentaire, de manière à la fois personnelle et circonstanciée.
Telle n’est pas notre démarche, nous n’en retiendrons que ce qui illustre notre propos. Libre à chacun.e de se faire sa propre idée.
https://libcom.org/article/making-spanish-cnt-iwa-2010-2024

2) Une tactique des « rénovés » (future CGT) de l’époque était d’aller déclarer aux autorités que le syndicat avait changé de secrétaire. Inscrit sous un nouveau nom, le syndicat changeait ainsi de « propriétaire ». Ces manœuvres ont été à l’origine de la lutte pour le sigle CNT. Par contre, les sept locaux qui ont été attribués à la CNT-Congrès de Valence, précurseur de la CGT, n’ont jamais été revendiqués par la CNT-AIT.