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Entrée du local de la CNT-AIT à Grenade

Dans le précédent article, nous avons évoqué la légende noire qui circule, notamment en France, sur les anarcho-syndicalistes de la CNT-AIT qui militent sur le territoire espagnol. La réalité est, nous le verrons, assez éloignée du mythe. Nous évoquons dans cet article nos compagnes et compagnons de Grenade, cotoyé.es quelques jours à la fin du mois de septembre.

Ce qui nous a le plus surpris, c’est que, malgré l’épée de Damoclès qu’iels avaient au-dessus de leur tête, soit l’attente du verdict du Tribunal de la «Audiencia Nacional», les militant.es poursuivaient leurs activités habituelles. En effet, la Fédération locale de Grenade fait partie de la «première fournée» des syndicats de la CNT-AIT dénoncés par la CNT®CIT qui prétend les priver de leurs symboles et couleurs et qui leur réclame des dommages et intérêt pour l’utilisation de la marque déposée CNT®(1), mais si nous ne les avions pas interrogé.es sur le sujet, iels ne nous en auraient pas parlé, préférant s’activer autour leurs luttes syndicales et culturelles.

Pour ce qui est de celles-ci, il y avait la préparation d’«Octobre rouge et noir» une série d’événements proposés au public à cette époque de l’année. En 2024, six dates sont à l’affiche. La première, le 6 octobre, est une marche à la prison d’Albolote située à une dizaine de kilomètres de Grenade. C’est une action que la CNT-AIT réalise chaque année pour manifester sa solidarité avec les personnes emprisonnées et dénoncer le système carcéral.

Octobre rouge et noir 2024 prévoit également des conférences-débats sur des thèmes tels que le handicap ou la répression en Colombie, dans lesquels prendront la parole des militant.es concerné.es; à cela s’ajoutent des manifestations culturelles… comme la route de l’Albaicín libertaire, une visite de ce pittoresque quartier désormais couru par les touristes, mais qui fut le quartier des anarchistes et de la résistance au coup d’Etat fasciste en 1936; et aussi du théâtre-marionnette; une bouffe populaire; des ateliers…

Nous avons pu assister à l’assemblée hebdomadaire. L’activité syndicale occupe l’essentiel de la réunion. La possibilité de constituer une section syndicale dans une entreprise y est longuement débattue. Les limites, mais aussi les possibilités qu’offre la figure de la section syndicale sont abordées sans tabou, en rappelant les succès d’accords obtenus par des sections syndicales dans des luttes au cours desquelles un véritable rapport de force s’est exercé. L’expérience des vétéran.es se transmet aux jeunes militant.es et, dans l’autre sens, les nouvelles réalités professionnelles, l’atomisation du monde du travail obligent à repenser les formes de luttes et d’organisation.

La CNT-AIT de Grenade s’implique régulièrement dans des conflits du travail. Etant donné la structure économique de la ville (touristique et universitaire) où l’industrie est quasi inexistante, son action a souvent pour cadre de petites entreprises, notamment des bars où la surexploitation et la précarité font des ravages. En général, c’est quand les travailleur.euse.s réclament leurs droits que le conflit éclate, les patrons refusant d’entrer en matière, réagissant par des licenciements… Ainsi, l’appui mutuel au travers de «piquets d’information» peut convaincre les récalcitrants de verser ce qu’ils doivent à leurs employé.es, afin d’éviter une contre-publicité pour leur commerce, mais les choses ne sont pas toujours aussi simples.

Quelques jours plus tard, à l’occasion d’une rencontre de «confraternisation», alors que nous partagions un moment festif dans le local, nous avons appris une bonne nouvelle. La longue campagne contre l’établissement Frankfurt Bocanegra venait d’arriver à son terme avec l’acquittement de la travailleuse concernée et du représentant du syndicat.

Rappelons que la jeune femme avait dénoncé le gérant pour harcèlement sexuel et que sa plainte s’était retournée contre elle, car les preuves apportées – notamment l’envoi par son chef d’une photo de pénis par SMS, ainsi que des propos désobligeants tenus devant témoins – n’avaient pas été jugées suffisantes par le tribunal. Fort de ce résultat, le gérant avait alors décidé de traîner la travailleuse et la CNT-AIT de Grenade devant la «justice» pour diffamation. Il réclamait de la prison ainsi que 30’000€. Une longue campagne de «piquets informatifs» avait suivi, devant le bar… Finalement, l’affaire ne se termine pas trop mal, même si nos compagnon.nes ne sont pas triomphalistes car, comme dans huit cas sur dix, l’accusation de harcèlement sexuel n’a pas été retenue, l’exigence de preuves étant tellement élevée que l’arbitraire règne sur le plan juridique(2)… D’un autre côté, ce cas montre la vacuité de la «stratégie» du «Cabinet technique» formé par des juristes permanent.es préconisée par la CNT®CIT. «L’avocat syndical typique» qu’iels dénigrent, en l’occurrence une avocate, engagée sur cette affaire, s’est plutôt bien débrouillée. Surtout, les militant.es soulignent que la solidarité manifestée tout au long de la mobilisation a finalement été la chose la plus importante.

Pour en revenir au procès intenté par la CNT®CIT, la secrétaire de la Fédération locale qui a assisté à l’audience était alors plutôt optimiste. Selon elle, les avocats de la CNT-AIT et l’avocate de la CNT-Vigo ont été brillant.es, alors que les propos de celui de la CNT®CIT étaient rébarbatifs, au point que même le juge semblait s’ennuyer. Un point de vue subjectif quand on connaît la suite, soit les condamnations prononcées. Cette impression positive était sans doute renforcée par la présence au procès à Madrid, des représentant.es des différents syndicats de la CNT-AIT mis en cause et d’autres militant.es venu.es les soutenir, alors que seule la secrétaire nationale de la CNT®CIT a fait une discrète apparition. Sur ce coup, les membres de la CNT®CIT ne se sont pas mobilisé.es . Il faut dire que de leur côté, c’est l’omerta: pas de communiqué, pas de prises de position, pas d’explications… Certain.es aussi veulent croire ou faire croire que – comme un internaute qui s’exprime sur les réseaux sociaux – «la CNT-AIT est une bande de quatre allumés qui tirent l’organisation vers le bas depuis trop d’années et qui ont refusé leur expulsion méritée…». Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage.

Nous demandons à un militant pourquoi pense-t-il que la CNT®CIT veut leur interdire l’utilisation de l’image d’Héraclès combattant le lion de Némée, alors que cette organisation n’utilise jamais ce symbole dans son iconographie. Sa réponse fuse: «c’est comme le type qui a huit appartements vides, le jour où des squatters en occupent un, il appelle la police, c’est le principe de la propriété privée», élémentaire…

La division actuelle est le produit d’un processus de prise du pouvoir et de transformation de la nature de l’organisation qui s’est étendu sur des années. En ce qui concerne l’Andalousie, nos compagnon.nes évoquent ce qui s’est passé dans des villes comme Séville ou Cordoue. Pour avoir la majorité des votes sur le plan régional, des syndicats fantômes ont été créés avec des adhérent.es inexistant.es. A Séville, la CNT a su aussi se rendre populaire en versant des salaires aux grévistes – quelque chose de tout à fait inhabituel en Espagne – lors de la grève du personnel de la voirie de Tomares. La «caisse de résistance» était principalement nourrie par des fonds du patrimoine historique. Il en a résulté une adhésion massive, pour bénéficier de cette aubaine… L’objectif quantitatif a été atteint – en tout cas à court terme – mais élève-t-on ainsi la conscience de classe?

Au nom de l’efficacité, le fonctionnement interne s’est centralisé. A Cordoue par exemple, les assemblées générales du syndicat sont considérées comme trop lentes pour la prise de décision. Ainsi, on va «dédoubler» les réunions: en AG on s’occupe des choses pratiques et les décisions importantes sont prises par le comité…

Quand on est majoritaires, il est facile d’expulser les syndicats qui dérangent, surtout ceux qui essayent de dénoncer des irrégularités. Outre le principe du vote proportionnel qui favorise les syndicats qui ont le plus d’adhérent.es (réels ou fictifs), de nouveaux motifs d’exclusions – qui paraissent de bon sens de prime abord – sont précisés lors du Xe congrès à Cordoue en 2010 : le «manque de respect» par exemple. En fait ces «nouveaux motifs» vont augmenter le nombre des expulsions.

Lors de plénums régionaux ou nationaux, des militant.es sont provoqué.es par d’autres et sortent de leurs gonds… Cela va constituer un motif pour se débarrasser de gens peu dociles (ou de syndicats entiers). Le compagnon avec qui nous discutons de ces problèmes y voit un fait social assez général: le refus de la dureté des conflits; l’incapacité d’accepter des critiques sans chercher à se justifier. Certain.es auraient une capacité d’intimidation (volontaire ou non) que d’autres considèrent comme de la violence. Nous pensons aussi que certaines expressions résultent de l’appartenance de classe. Pour qui appartiennent à la classe ouvrière, il est plus difficile de manier le verbe que pour des universitaires, et l’on risque plus souvent de recourir à des formulations jugées «irrespectueuses».

Il s’est avéré finalement que des «normes d’organisation», dont s’est dotée la CNT, n’ont pas rempli l’objectif logique qui aurait été de permettre aux plus faibles de se défendre, mais tout l’inverse. Il en a résulté une «culture» faite d’obsession du contrôle et de manque de confiance, dont les militant.es de la CNT-AIT veulent maintenant se débarrasser.

C’est après notre départ de Grenade que nous avons appris que la «Audiencia Nacional» avait reconnu les droits de la CNT®CIT à l’exclusivité du sigle «CNT»; aux biens qui y sont attachés et autres symboles; et lui avait octroyé 2000€ de chacun des syndicats inculpés, pour l’usage prétendument frauduleux de ce sigle et de ces symboles. Et comme un malheur ne vient jamais seul, nous apprenions en même temps que le rassemblement prévu sur le parking de la prison d’Albolote à l’issue de la marche du 6 octobre avait été empêché de façon arbitraire par la Garde Civile.

Les gendarmes ont prétexté l’absence d’autorisation de la préfecture. Or celle-ci avait été avertie dans les délais et, en Espagne, le droit de se réunir sur la voie publique n’a pas à être demandé, mais seulement annoncé. S’il n’y a pas d’interdiction, la manifestation est autorisée. Bref, nos compagnon.nes ont été victime d’un abus de droit… Cet acte, comme le jugement de la «Audiencia Nacional» vont dans le même sens, celui d’entraver de manière préventive l’action de gens qui pourraient, à terme, constituer un danger pour le système. En ce sens, la CNT®CIT participe de l’arsenal répressif de l’État.

Pour la CNT-AIT de Grenade, des incidents comme celui d’Albolote ne sont pas étonnants, car la lutte anticarcérale dérange les autorités. Pas question de se laisser impressionner, iels ont décidé d’organiser une autre marche à la prison d’Albolote après les événements d’Octobre rouge et noir, en profitant de ces rencontres pour mobiliser plus de monde. (À suivre).

Ariane Miéville et José Luis García González

Notes

1) Voir notre précédent article sur ce site : https://laffranchi.info/en-espagne/

2) Sur cette affaire, voir notre article : https://laffranchi.info/denoncer-le-harcelement-sexuel-nest-pas-un-delit/