Nous terminons le récit de notre périple en Espagne avec ce que nous avons pu observer et ce que nous ont exposé des militant.es de la CNT-AIT rencontré.es à Puerto Real et à Madrid. Mais avant de poursuivre, il nous faut dire quelques mots des tempêtes torrentielles qui se sont produites autour de Valence et dans d’autres lieux de l’Etat espagnol et qui ont fait des centaines de victimes mortelles.
Avec le réchauffement climatique, ces catastrophes vont se multiplier. En Espagne, notamment dans les régions touristiques, la pression urbanistique et l’exploitation du milieu naturel aggravent les conséquences meurtrières de ces épisodes. A Valence, comme désormais dans toutes les villes disposant d’un aéroport, les appartements touristiques ont rendu les locations inaccessibles à la plupart des habitant.es, qui ont été relégué.es dans des banlieues construites sur des zones inondables – alors que le centre-ville est désormais globalement protégé grâce à la déviation du fleuve Turia qui le traversait autrefois. A partir des années 90, les nouveaux immeubles ont été dotés de parkings souterrains… qui constituent autant de pièges mortels en cas d’inondation.
Il faudrait aussi évoquer la gestion catastrophique de la crise par le gouvernement régional qui, bien qu’informé de la menace par les services de météorologie depuis plusieurs jours, donnait des consignes rassurantes et à n’a sonné l’alarme que lorsque la catastrophe avait déjà commencé. Sans compter les patrons qui ont obligé le personnel à poursuivre le travail alors que l’eau montait… Le capitalisme dans toute son horreur!
La seule chose positive de cette crise est la spontanéité de la population qui est massivement venue en aide aux sinistré.es laissé.es à l’abandon par l’incompétence et la bureaucratie des pouvoirs publics, et cela malgré de nombreuses entraves: la police empêchant l’accès aux zones sinistrées et réprimant les «pilleurs» au lieu de secourir les gens. Désormais, les règlements de compte vont bon train parmi les politiques et il se pourrait bien que la droite et l’extrême-droite parviennent à tirer leur épingle du jeu de cette crise, ce qui prouverait, une fois encore, l’échec d’un gouvernement dit progressiste. Dans un tel contexte, la violence judiciaire de la CNT®CIT contre nos camarades de la CNT-AIT apparaît comme une sinistre farce (voir aussi nos précédents articles sur ce blog).
Un travail de mémoire
Puerto Real est une ville à taille humaine avec des rues piétonnes et une promenade au bord de mer. Un calme apparent… il se pourrait bien que des braises couvent encore sous la cendre. Là, nous avons surtout parlé avec Pepe, du présent, mais aussi du passé. Avec quelques compagnon.nes, Pepe travaille à un ouvrage collectif sur l’histoire du mouvement ouvrier à Puerto Real, depuis 1869.
Cette rédaction est en lien avec une action autour de la «Mémoire historique» que la CNT-AIT de Puerto Real a initiée en 1995. Dans ce domaine, ces compagnon.nes font partie des précurseurs d’un vaste mouvement qui a pris de l’ampleur depuis lors, dans de nombreuses villes et villages de l’Etat espagnol. Il nous a semblé utile de décrire brièvement leur démarche pour donner une idée des difficultés rencontrées par celles et ceux qui refusent de tourner la page des massacres commis par le régime franquiste.
Dans un premier temps, des militant.es ont dépouillé les archives municipales, puis les archives de la province de Cadix; des archives militaires, etc. En parallèle, étaient recueillis les témoignages des familles et des survivant.es de la répression. Le résultat des premières recherches faisait état de 124 personnes assassinées par les fascistes à Puerto Real, ainsi que d’un procès de l’année 1937 impliquant 84 habitant.es dont la grande majorité était affiliée à la CNT-AIT (plus de 80%). Parmi leurs découvertes, il y a aussi cette vieille planche récupérée chez un artisan au dos de laquelle on peut lire: «hijos sí, maridos no» (des enfants oui, des maris non) une pancarte des années 30, du syndicat des domestiques!
En 1999, suite à une journée consacrée à la Guerre civile, une plaque commémorative «à la mémoire de toutes les personnes vilement assassinées en 1936 par le régime fasciste» était apposée à l’entrée du local syndical. Isabel et Juan, enfants de Pedro Alarcón Guerrero, secrétaire local du syndicat paysan de la CNT-AIT, fusillé en septembre 1936, se chargèrent de la dévoiler. Deux ans plus tard, à l’occasion d’une autre journée culturelle, une seconde plaque était apposée à la façade, rendant hommage à la guérilla antifranquiste. Suite à l’accueil très favorable rencontré par ces actions, en janvier 2003, la CNT-AIT allait être à l’initiative de la Plateforme pour la récupération de la mémoire historique de Puerto Real à laquelle participent aussi des militant.es de partis de gauche et d’autres syndicats.
De nombreuses années ont été nécessaires pour retrouver une fosse commune (en 2014), obtenir les autorisations et les ressources pour réaliser les fouilles, tenter d’identifier les victimes grâce à des analyses ADN… pour finalement, le 7 avril 2024, placer les dépouilles des personnes assassinées dans les niches construites à côté du monument qui leur est dédié. En tout, 185 victimes ont été comptabilisées, parmi lesquelles ont pu être reconnus 139 sujets masculins et deux féminins. La majorité a moins de 30 ans, neuf victimes ont autour de 17 ans. Seuls deux hommes: Juan Díaz Menacho et Pedro Cumplido Casas ont été formellement identifiés et remis à leur famille.
Les luttes des chantiers navals
Pepe nous fait part d’un autre projet, celui d’un livre sur les luttes des chantiers navals de Puerto Real. Il évoque le mouvement contre la reconversion industrielle de 1987, durant lequel les ouvriers se mobilisèrent pendant de longs mois pour empêcher la prévisible fermeture de l’entreprise. Parmi les actions mises en œuvre, il y avait le blocage du pont qui relie Puerto Real à Cadix, auquel s’ajoutèrent d’énormes manifestations d’ouvriers, de femmes et d’autres habitants dans la ville-même. Celles-ci prirent des formes insurrectionnelles contre l’intervention de la police. Les policiers utilisaient des balles en caoutchouc et des gaz lacrymogènes, les ouvriers ripostaient avec des catapultes et les arrosaient avec des sableuses ou de la peinture.
Le rôle moteur de la CNT dans cette lutte n’est pas sans lien avec l’expérience de ses militant.es dans différentes luttes sociales, comme par exemple des occupations de logement vides… Dans les chantiers navals, tout comme dans les mobilisations solidaires de la population, la CNT a mis en avant le principe des assemblées générales. Bien qu’elle ne participait pas aux élections syndicales et au comité d’entreprise, elle est parvenue à imposer sa section syndicale dans les négociations avec le patronat…
Finalement, après plusieurs mois de lutte, un accord est trouvé. Les chantiers ne sont pas fermés mais par la suite, le comité d’entreprise des syndicats réformistes va accepter des propositions bien accueillies par une partie des travailleurs, comme celle des préretraites (dès 47 ans !), ce qui a entraîné une réduction ininterrompue du personnel. De plus de 2’400 travailleurs, les chantiers navals n’occupent désormais que quelques centaines de métallurgistes et d’ingénieurs. De fait, la paix sociale a été achetée par des rentes allant de 1’600 à 2’000 euros qui permettent aujourd’hui à des pères ou grands-pères d’aider leurs enfants et petits-enfants, souvent précaires. Que se passera-t-il quand ils auront disparu?
Pepe nous parle aussi de son initiative de donner des cours, dans les locaux de la CNT-AIT, à des étudiant.es qui sortent de l’école professionnelle et qui postulent pour entrer aux chantiers navals. C’est une manière pour lui de cultiver le professionnalisme de l’architecture navale, pour laquelle les cours théoriques sont insuffisants. Il a pu transmettre son expérience à une centaine de jeunes qui ont, en même temps, découvert l’anarcho-syndicalisme.
À Madrid
Nous nous présentons à la permanence du syndicat des métiers divers (SOV) de la CNT-AIT, place Tirso de Molina. Celles-ci ont lieu six jours sur sept, en fin de journée ainsi que deux matins. A peine avons-nous commencé à échanger avec le compagnon qui s’en charge ce jour-là, que deux personnes se présentent : une jeune femme et un jeune homme. Iels commencent par dire qu’«on» leur a recommandé de venir là, puis exposent les difficultés rencontrées sur leur lieu de travail: plusieurs irrégularités ont déjà été dénoncées par des collègues qui se sont adressé.es à la hiérarchie. Par la suite, ces «donneurs d’alertes» ont été licencié.es.
Il s’agit d’une entreprise de taille moyenne, qui fait partie d’une chaîne mais, à leur connaissance, il n’y a ni comité d’entreprise, ni syndicat. Le copain de la permanence les informe des services rendus par le SOV de la CNT-AIT. Ensuite, il leur conseille de consulter la convention collective de la branche – que l’on trouve sur Internet – et de faire la liste des manquements constatés, puis de rencontrer des compagnon.nes qui se chargent des conflits du travail et se réunissent deux fois par semaine… En quelques mots, le copain leur explique aussi qu’à la CNT-AIT, il n’y a pas de permanent.es payé.es; il parle des assemblées du syndicat ainsi que des finalités de l’anarcho-syndicalisme; de la nécessité de changer le monde… Il leur dit de ne pas se précipiter et ne les pousse pas à adhérer au syndicat, mais un lien s’est déjà tissé et les deux s’en vont satisfait.es.
Après leur départ, notre compagnon nous fait part de son souci de ne pas envoyer les nouvelles et nouveaux adhérent.es dans le mur en leur disant de créer une section syndicale… Il leur faudra d’abord construire un rapport de force, mais dès à présent iels peuvent se responsabiliser (en étudiant la convention collective…); se prendre en charge tout en apprenant de l’expérience d’autres militant.es: autonomie et appui mutuel, des principes très simples en fait…
A propos de la CNT®CIT, notre copain pense qu’à la différence du conflit qui a donné lieu à la création de la CGT dans les années 80, le problème du réformisme n’est pas central. En utilisant la «Audiencia nacional», iels cherchent à faire du mal. L’objectif n’est pas de se présenter aux élections syndicales, en tout cas jusqu’ici. C’est avant tout un problème d’autoritarisme et une question financière. Les gens de la CNT®CIT n’arrivent pas à payer tous leurs permanent.es avec les cotisations des adhérent.es, c’est pourquoi iels cherchent à s’approprier et à vendre les locaux de la CNT-AIT. Il évoque aussi des cas de népotisme… Nous lui demandons s’il pense que derrière tout cela, il y a un parti politique. Il reconnaît que des gens du parti «Podemos» ont adhéré à la CNT, d’autant que leur syndicat «Somos» n’a pas marché. Mais il ne croit pas qu’il y ait un plan préconçu de la part de ces personnes…
Le lendemain, nous pouvons assister à l’assemblée du syndicat. Le point principal est celui des procès : celui qui a eu lieu et dont on connaît le verdict et celui qui va suivre où les syndicats de la CNT-AIT de Madrid sont inculpés. Nous n’évoquerons pas la teneur des débats pour des raisons évidentes, mais on doit souligner leur haute tenue. Des points de vue différents se sont exprimés, une (large) majorité a été trouvée, mais l’on sent que les opinions minoritaires pourraient l’emporter à l’avenir en fonction du contexte. Des discussions riches donc, un véritable pluralisme, du respect et aussi un féminisme assumé. Une femme préside l’assemblée; toutes les personnes qui s’expriment le font avec des adjectifs féminins! Une première pour nous.
Ainsi s’achève notre périple, nous quittons la capitale avec le regret de laisser là des compagnes et compagnons face à de telles difficultés. Nous avons la rage de voir que des gens qui prétendent partager nos idées veulent les briser; leur enlever leurs signes distinctifs et leur faire payer des dommages et intérêts pour les avoir utilisés «frauduleusement» soi-disant; leur voler des locaux dans lesquels des activités sont quotidiennement réalisées… Qui sont ces gens de la CNT® (marque déposée) et de la CIT? des prédateurs en bande organisée? des provocateurs? des personnes mystifiées? Nous nous interrogeons sur cette déclaration du secrétariat national de la USI-CIT (Italie) qui «réitère son entière solidarité avec les camarades de la CNT® adhérant à la CIT dans toutes les initiatives visant à défendre leur organisation…», après que plusieurs syndicats et individus (désormais reniés) de la USI-CIT aient manifesté leur solidarité avec la CNT-AIT. Comme souvent, les prétendu.es champion.nes de l’unité ne font rien d’autre que de diviser et rendre impossible tout rapprochement ultérieur.
Ariane Miéville et José Luis García González