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L’anarcho-syndicalisme espagnol a connu une nouvelle rupture. La crise couvait depuis longtemps. Son dénouement s’est produit entre 2015 et 2017. Désormais la CNT-AIT et la CNT-CIT (ou CNT© (1)) sont deux organisations distinctes. Dans le mouvement libertaire international, ce conflit est peu connu, ou alors il est observé avec ironie et condescendance : une bataille ridicule pour les sigles CNT, alors qu’il y a bien d’autres combats plus urgents à mener…

L’affaire n’est pas si simple. La CNT-CIT qui a déposé l’acronyme CNT en tant que marque commerciale, d’où le ©, s’est engagée dans un combat juridique d’une rare violence contre la CNT-AIT. A l’heure où nous écrivons ces lignes la CNT© poursuit dix-huit syndicats de la CNT-AIT devant les tribunaux, réclamant à chacun d’entre eux la somme de 50’000 euros de dommages et intérêts pour l’usage du sigle CNT ; des locaux et autres ressources de ces syndicats pourraient être saisis (même s’ils changeaient de nom) car « propriété » de la CNT ; plusieurs membres de la CNT-AIT pourraient être emprisonnés à la suite de ces procès.

L’entreprise de captation du patrimoine de la CNT-AIT est le résultat de manœuvres de longue date sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir. Ce qu’il faut savoir de prime abord, c’est que l’opération a pris une dimension internationale avec le processus qui a mené à la création de la Confédération Internationale du travail (CIT) fondée à Parme (Italie) en mai 2018.

Revenons un peu en arrière. En décembre 2015, à Saragosse, à l’occasion du Congrès de la CNT (dit congrès des chaises vides, parce que beaucoup de délégué.es n’y ont pas participé), celles et ceux qui allaient prendre la tête de la future CNT© firent passer l’idée que l’AIT devait être refondée. Ce qui leur déplaisait dans l’Internationale anarcho-syndicaliste, c’était le nombre trop important de petites sections, notamment celles issues de l’ancien bloc de l’Est.

Du fait du fédéralisme régnant dans l’Internationale : une organisation = un vote, ils et elles estimaient que la section espagnole était désavantagée. A leurs yeux, la CNT qui payait une participation pour plusieurs milliers de membres aurait dû avoir plus de poids et de pouvoir que des sections n’ayant que quelques dizaines d’adhérent.es. Sans mandat de ses syndicats, le Comité confédéral de la CNT espagnole cessa de verser ses cotisations à l’AIT (alors que chaque adhérent.e, en payant sa cotisation à l’organisation, verse une part pour l’Internationale) et prit l’initiative de créer une autre internationale à sa mesure avec les sections qui lui était favorables comme la FAU allemande et l’USI italienne, ainsi que quelques autres organisations.

A cette époque, les promoteurs espagnols de la future CIT étaient convaincus qu’il leur serait possible de faire disparaître l’AIT rien qu’en cessant d’y contribuer financièrement. Leur calcul était le suivant : rien qu’en photocopies, le secrétariat de l’AIT dépensait au moins 1’000€ par an ; la CNT espagnole allait le priver de quelque 30’000€ ; si à cela s’ajoutait le retrait de la FAU et de la USI, l’Internationale serait privée de 90% de ses cotisant.es. Ainsi, sans sources de financement pour sa propagande et ses activités « elle se transformerait en une organisation purement testimoniale et complètement inopérante » (2), soit dit en passant, c’était déjà ce dont ils l’accusaient.

Cette tyrannie du nombre est une constante parmi les promoteurs de la CNT-CIT. En Espagne, ils avaient déjà exclu des syndicats de leur propre organisation qui ne « communiaient » pas avec eux. L’un des critères de ces épurations était la taille des groupes. Un exemple : deux syndicats andalous avaient été expulsés pour avoir organisé des actions communes avec d’autres syndicats de la CNT préalablement exclus. En fait, les syndicats qui avaient commis cette « faute » étaient quatre, mais seuls les deux plus petits ont été mis à la porte. Se débarrasser de mécontent.es : oui, mais sans perdre un trop grand nombre de cotisant.es.

Du 2 au 4 décembre 2016, s’est tenu à Varsovie, le vingt-sixième congrès de l’AIT. A cette occasion, les congressistes décidèrent de désaffilier les sections espagnole, allemande et italienne (CNT, FAU et USI) en raison du non-respect des statuts et du refus de payer leurs cotisations. Dans sa déclaration finale, le congrès de l’AIT signalait par ailleurs qu’il avait reçu d’Espagne des déclarations de soutien de près de quarante syndicats locaux (membres ou anciens membres de la CNT) et que plusieurs adhérent.es de ces syndicats avaient assisté au Congrès en tant qu’observateurs.

A cette époque, deux rencontres eurent lieu en Espagne. La première en novembre 2016 et la seconde en avril 2017. Il s’agissait d’un « congrès de restructuration de la CNT-AIT » réalisé en deux temps et qui rassemblait des syndicats qui avaient quitté la CNT, d’autres qui en avaient été expulsés et d’autres encore qui en faisaient toujours partie, tout en ayant un point de vue critique.

Les participant.es à ces sessions dénoncèrent des situations scandaleuses : rupture du fédéralisme ; manque de solidarité ; absence de transparence – à propos d’un vol de 20’000 euros commis par un secrétaire national – mais aussi autoritarisme de la part des comités et même des agressions. Les congressistes notaient que cette dérive avait entraîné un affaiblissement de l’organisation. L’absence de militant.es justifiant la rémunération de permanents. Dans leur ligne de mire, un cabinet juridique (appelé aussi technico-confédéral) mis en place par les dirigeant.es – en lieu et place du recours ponctuel à des avocat.es – qui absorbait l’essentiel des ressources : non seulement les sommes qui auraient dû être versées à l’AIT, mais aussi la part des cotisations « pro-presos » qui revient aux camarades emprisonné.es assumé.es par la CNT.

Les congressistes se dotèrent de nouveaux statuts, supprimant des articles permettant des pratiques autoritaires et décidèrent d’adhérer à nouveau à l’AIT, dans une perspective internationaliste et non « colonialiste » (au service de la CNT espagnole) comme l’avaient voulu celles et ceux qui avaient provoqué la scission.

Un remake du processus qui a donné naissance à la CGT ?

De leur côté, les artisan.es de la CNT-CIT affirmaient à la même époque (fin 2016) que leur scission n’avait rien à voir avec celle qui s’était produite entre 1979 et 1983 et qui avait donné naissance à la CGT espagnole. Voici leur explication : « la CGT pariait sur un modèle qui renonçait à l’anarcho-syndicalisme, alors qu’aujourd’hui nous sommes confrontés à une situation de paralysie qui empêche le développement pratique d’un modèle d’implantation et de croissance véritablement anarcho-syndicaliste. Il ne s’agit pas d’un problème de différences idéologiques, mais d’attitude et d’état d’esprit » (3). Faut-il les croire ? Certes, à la différence de la CGT, la CNT©, comme la CNT-AIT, ne participe pas aux élections syndicales. Pourtant, on est en droit d’imaginer que la CNT© s’est engagée sur une pente qui mène au réformisme et à l’intégration. Sinon, pourquoi serait-il question d’une unité et d’une probable unification de la CNT© avec la CGT et le syndicat Solidaridad Obrera (SO) ? Dans le communiqué qui annonce cette convergence, rendu public lors d’une conférence de presse le 10 avril 2023, la CNT©, la CGT et SO (4) se présentent comme « trois organisations qui se reconnaissent comme les héritières de la tradition ouvrière anarcho-syndicaliste » (5). Ainsi la CGT qui n’était pas anarcho-syndicaliste en 2016, le serait (re)devenue en 2023 ! Voilà qui est surprenant…

Un élément qui va dans le même sens est l’intérêt médiatique actuel pour la CNT-CIT, évidemment présentée comme « CNT » tout court, et l’invisibilisation de la CNT-AIT dans les médias. Dans un article de janvier 2022 publié par le journal Publico portant sur le syndicalisme en Espagne (6), la place consacrée à la CNT© est aussi importante que celle consacrée aux syndicats majoritaires CCOO et UGT qui revendiquent chacun près d’un million d’adhérent.es ou celle attribuée à la CGT qui affirme avoir plus de 100’000 membres. Pourquoi donner autant de place à une organisation qui revendique… 8’000 adhérent.es ? Pourquoi lui faire une telle publicité ? Quant à l’expert consulté par Publico : Beltrán Roca (professeur à l’Université de Cadix) c’est un membre ou ex-membre de la CNT©. On n’est jamais si bien servi…

Encore un indice : l’argumentation utilisée par les porte-parole de la CNT-CIT pour dénigrer les militant.es de la CNT-AIT et de l’AIT ressemble à s’y méprendre à celle déjà utilisée à l’époque de la naissance de la CGT. On les accuse d’être des « puristes idéologiques », sans « réalisation syndicale propre », leur existence seraient « virtuelle » du fait de leur refus de la « nouvelle approche stratégique de l’action syndicale [de la CNT-CIT] » (7). Il y aurait d’un côté les « immobilistes » : la CNT-AIT, de l’autre les promoteurs d’un « nouveau syndicalisme » (8) : la CNT-CIT. Rappelons-nous qu’avant de devenir la CGT, cette organisation s’appelait « CNT-rénovée », quelle coïncidence ! La comparaison avec ce qui s’est passé il y a quarante ans mérite donc d’être faite.

A l’époque, pour défendre la CNT-AIT, nous nous faisions traiter d’« ayatollahs »  et d’« inquisiteurs » (9) ! Mais malgré tous les anathèmes, l’anarcho-syndicalisme sans concessions refuse de disparaître et semble même renaître de ses cendres sur plusieurs continents !

Ariane Miéville et José Luis García González, 
Eté, 2023

1. Nous utiliserons indifféremment les acronymes CNT-CIT et CNT© pour désigner cette organisation.
2. Amor y Rabia, « Más allá de la AIT », 1ª parte, 25 décembre 2016.
https://noticiasayr.blogspot.com/2016/12/mas-alla-de-la-ait-1-parte.html (consulté le 31.07.2023)
3. Ibid.
4. Syndicat issu d’une scission de la CGT, principalement actif dans le métro de Madrid.
5. https://www.cnt.es/noticias/a-la-clase-trabajadora-por-la-movilizacion-y-la-confluencia/
6. En français, un article de Christian Mahieux intitulé « Accord entre les organisations anarcho-syndicalistes de l’Etat espagnol, CGT, CNT, Solidaridad Obrera : historique ? » qui présente le communiqué et la conférence de presse est paru dans La Révolution prolétarienne, juin 2023. https://www.publico.es/economia/paradoja-sindicalismo-espanol-siglo-xxi-fuerte-fracturado.html#analytics-fecha:listado (consulté le 06.08.2023).
7. Selon les termes utilisés par les membres du secrétariat de la CNT© dans l’interview réalisée par Amor y Rabia, « Más allá de la AIT », 1ª parte, art. cit., et 2ª parte https://noticiasayr.blogspot.com/2016/12/mas-alla-de-la-ait-2-parte.html (consultés le 06.08.2023).
8. « Construisant le nouveau syndicalisme » était la devise du Congrès de la CNT© à Canovelles, en décembre 2022. https://www.cnt.es/noticias/construyendo-el-nuevo-sindicalismo/ (consulté le 06.08.2023).
9. Frank Mintz, « Contre la théologie anarchiste », IRL n°82, été 1989.

Ce texte est paru auparavant en français et anglais ici :

https://cedasasced.wordpress.com/2023/09/21/nouvelle-rupture-de-lanarcho-syndicalisme-espagnol/

https://cedasasced.wordpress.com/2023/09/21/a-new-rupture-in-spanish-anarcho-syndicalism/