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Pour nombre d’auteurs, le destin funeste de l’URSS est le résultat d’un processus de bureaucratisation. Le terme de « bureaucratie », utilisé pour désigner les privilégiés et dirigeants de la société soviétique, m’est toujours apparu comme un fourre-tout commode qui obscurcissait plus qu’il n’éclairait le problème. Je me suis toujours demandé comment cette bureaucratie (aussi appelée nomenklatura ou apparatchiks) était parvenue à asseoir sa domination ; quelle était son origine et sur quelle base sociale reposait le régime. Le texte qui suit propose un début de réponse à ces questions.

Le thème de la bureaucratie est récurrent dans les écrits des bolchéviks. En 1904, dans Un pas en avant et deux pas en arrière Lénine considère que le parti révolutionnaire doit être organisé selon des principes bureaucratiques rigides. Mais peu avant sa mort, il dénonce l’arrivisme des nouveaux membres du Parti et note que les bolchéviks sont « noyés dans un marécage putride et bureaucratique »[1]. On sait aussi qu’au VIIIe congrès du parti communiste d’URSS, en mars 1919, l’opposition se plaignait des méthodes bureaucratiques mises en œuvre par Trotski dans l’armée, ce même Trotski qui deviendra, dès 1923,[2] le grand pourfendeur de la dégénérescence bureaucratique de l’Etat soviétique. Couche « parasitaire », la bureaucratie se serait substituée au prolétariat – censé exercer sa dictature après la Révolution – et dominait la société. Les bureaucrates, qui n’étaient pas propriétaires des moyens de production (à la différence des capitalistes) s’accaparaient des richesses et d’autres avantages en fonction de leur place dans la hiérarchie.

Le problème, c’est que les bolchéviks étaient eux-mêmes responsables du développement de la bureaucratie, notamment parce que la planification centralisée et le contrôle rigide de l’économie et de la société par l’Etat ne pouvaient être exercés que par une monstrueuse machine administrative. Bien que soumise à des « purges » régulières qui mena une part importante de ses membres à la mort, en exil ou en détention…, c’est l’intelligentsia[3] provenant des anciennes classes supérieures et moyennes de l’époque tsariste qui bénéficia d’abord des avantages matériels accordés aux « spécialistes ». Progressivement, cette élite fut remplacée par les plus doués des enfants de la classe ouvrière et des paysans qui accédèrent aux études. Comme l’écrivait Ciliga : « La bureaucratie ne se contente pas d’opprimer les masses, elle en sort les meilleurs pour en faire des chefs »[4]. Et comme le précisait David Dallin « ceux qui profitèrent le plus de cette politique furent les teneurs de livres [comptables…] et leurs plus proches parents, les statisticiens et les économistes : en 1926, ils formaient un groupe important d’environ 100’000 ; 13 ans plus tard, cette catégorie-type de la bureaucratie secondaire avait atteint 2 millions… »[5].

Le parti

L’autre source de la bureaucratisation était le parti communiste. Sans faire l’histoire de ce parti et de ses multiples purges qui devaient rayer de la carte presque toute la génération de la Révolution, on note là aussi un développement exponentiel : en février 1917, les bolchéviks étaient officiellement 23’000. Six mois plus tard, ils avaient atteint le nombre de 200’000. Les effectifs vont rapidement exploser pour arriver à 600’000 en 1920. En 1926, le parti avait dépassé le million d’adhérents. Il continua de croître durant les années 30, malgré plusieurs purges dont la plus terrible débuta à l’été 1936 et se poursuivit jusqu’en 1938-39. Les centaines de milliers d’expulsions de militants furent accompagnées de milliers d’arrestations et d’exécutions. Pourtant, les candidats communistes continuaient à affluer. Au moment de l’invasion allemande de l’URSS en juin 1941, le parti comptait environ 3’900’000 membres. Malgré les pertes considérables dues au conflit, il atteignit le chiffre 5’700’000 à la fin de la deuxième guerre mondiale, se nourrissant des soldats et officiers qui s’étaient distingués au combat. Ce fait atteste des accointances entre le parti et la chose militaire, sur lesquelles je reviendrai. Il faut savoir aussi que dès son origine, le parti bolchévique avait été conçu par Lénine comme une armée de « révolutionnaires professionnels », avec un corps d’officiers et des soldats disciplinés. Par la suite, dans les années 30 et 40, malgré l’énorme développement du parti communiste d’URSS, c’était toujours un petit état-major : comité central et surtout bureau politique, avec le dictateur (Staline) à sa tête, qui dirigeait les troupes.

Pour la masse, l’adhésion au parti était avant tout un moyen de s’élever dans la hiérarchie sociale. « Ceux qui recherchaient de l’avancement devaient passer par les bureaux du parti (…). Les fonctionnaires du parti s’employaient à découvrir les hommes et les femmes éminents et ambitieux et à les amener au parti : écrivains, ingénieurs, militaires, étudiants avec mention d’honneur, stakhanovistes victorieux. C’étaient les éléments dont le parti avait besoin – les nouveaux notables de la Russie »[6].

Qu’est-ce que la bureaucratie ?

Il existe deux manières d’envisager la bureaucratie. La première y voit une administration rationnelle, au service de la collectivité ou d’une entreprise, dont les membres ont été sélectionnés en fonction de leurs compétences. Produit de la division du travail, le pouvoir de la bureaucratie reposerait sur le respect de normes et règlements qui assureraient sa légitimité. L’autre approche voit dans la bureaucratie une administration inefficace dont la principale finalité serait sa propre survie et qui, pour justifier son pouvoir, soumet le public à des procédures tatillonnes et liberticides. Ces deux visions sont opposées, mais elles ont pourtant une chose en commun : le ou la bureaucrate est quelqu’un d’assis derrière un bureau, qui dispose d’un pouvoir sur celles et ceux qui doivent recourir à ses services. Or le pouvoir qui a permis la survie puis la durabilité de l’URSS n’a pas été seulement celui de gens qui sont allés s’assoir derrière des bureaux. Ce fut avant tout celui de la reconstruction d’un Etat grâce à des forces militaires et policières dans un contexte de violence extrême. Sur les ruines du tsarisme, les bolchéviks ont reconstruit un Etat fort ; ils l’on fait à partir de l’armée rouge, au travers de la guerre civile[7] et grâce à leur police politique : la Commission extraordinaire pour la répression de la contre-révolution et du sabotage (Tcheka) fondée en décembre 1917 (qui prendra le nom de Guépéou dès 1922).

Une « bureaucratie » d’hommes armés

La militarisation constitue le point de départ du processus bureaucratique. « Au cours des années 1918-1921, l’armée rouge constitua un véritable « laboratoire expérimental » (…), condensé de l’Etat bolchévique à ses début (« créer l’armée, c’est créer l’Etat » disait Trotski) »[8]. Les bolchéviks ont mis à leur service des « spécialistes bourgeois » aussi bien à la tête des usines que dans l’armée. Là, ils ont enrôlé d’anciens officiers (environ 30% des anciens gradés de l’armée tsariste) que Trotski faisait encadrer par des « commissaires politiques » pour s’assurer de leur loyauté. Sur les 5 millions de soldats mobilisés par le pouvoir soviétique entre 1918 et 1920, il y eut 3,7 millions de désertions, ce qui montre l’aversion des soldats, d’origine paysanne pour la plupart, qui n’attendaient de la Révolution que la paix, la terre et la liberté. Mais ceux qui restèrent dans les rangs de l’armée eurent accès à des cours d’alphabétisation accélérés et à une formation politique intensive. L’armée fut pour nombre d’entre eux un tremplin qui leur permit d’intégrer l’administration soviétique. Beaucoup adhérèrent au parti.

Pour la classe ouvrière, la militarisation débuta fin 1918 dans les chemins de fer, elle s’étendit ensuite à des milliers d’entreprises. « Elle signifiait l’interdiction des grèves et de tout changement non autorisé de travail, l’imposition d’une discipline rigoureuse (…). [Elle] s’appliqua bientôt aux soldats démobilisés, contraints de s’engager dans des « armées du travail » et astreints à un véritable travail forcé. »[9] Emma Goldman a décrit ce que cette militarisation du travail signifiait pour les travailleuses et travailleurs des usines de Petrograd qu’elle put visiter en 1920. Ce qu’elle y découvrit était une exploitation qui s’apparentait à de l’esclavage, pire encore que ce qui existait avant la Révolution.[10]

La Tcheka

L’exemple de la Tcheka est parlant, car il associe clairement la répression et la « bureaucratie » si ce nom peut être donné à des bandes d’hommes armés. Cette milice secrète procédait à des exécutions sommaires d’opposants sur une large échelle. Avec au départ une équipe de 30 hommes, les tchékistes connurent un essor exponentiel. Ils étaient un millier en juin 1918, 30’000 en mars 1919, pour atteindre le chiffre de 261 000 hommes (dont 98 000 gardes-frontières) au pic de la guerre civile en 1921.[11] Dans un article consacré aux premiers tchékistes, Nicolas Werth analyse, à partir des questionnaires d’une enquête réalisée sur un effectif de 894 personnes en septembre 1918, les caractéristiques des membres de cette institution.[12] Il note que ceux-ci étaient très jeunes : à peine plus de 20 ans en moyenne. Seul 7,7% étaient d’anciens ouvriers ; 15,32% provenaient directement de leur unité militaire (notamment des bataillons de fusiliers lettons – garde prétorienne du nouveau régime) ; la majorité (70%) avait déjà travaillé dans des institutions issues des révolutions de février ou d’octobre 1917, soit la garde rouge, les comités d’usine, de soldats ou les soviets. Werth note qu’on venait à la Tcheka pour le salaire qui était le double de celui d’un ouvrier qualifié, ainsi que pour d’autres avantages, comme les repas gratuits au réfectoire, ce qui n’était pas rien en ces temps de pénurie et de famine. Enfin, l’assurance de ne pas être envoyé sur le front constituait une motivation déterminante. Une bonne moitié de ces tchékistes était membre du parti bolchévique, c’était pour la plupart des adhérents très récents. Comme le dit l’auteur de cette étude : il s’agissait « d’activistes entreprenants » qui avaient trouvé dans la Tcheka, institution directement liée au pouvoir, une situation moins précaire que celle qui était la leur auparavant. Dans un contexte de chaos et de bouleversements sociaux, ces gens expérimentaient une voie inédite de mobilité et de promotion sociale. (A suivre)

Ariane

[1] Lettre à Tsiouroupa commissaire du peuple à l’approvisionnement, citée par Léonard Schapiro, Les bolchéviks et l’opposition (1917-1922), Paris, Les Iles d’or, 1957, p. 279.

[2] Léon Trotsky, Cours nouveau (1923), in Léon Trotsky, Eugène Préobrajensky, Christion Rakovsky, De la bureaucratie, Maspero, Paris, 1971.

[3] Réalisant ainsi la prédiction faite par Jan Waclav Makhaïski, suivant laquelle « la finalité des partis prétendument révolutionnaires, d’abord sociaux-démocrates, ensuite communistes, était de servir de marchepied aux intellectuels vers le pouvoir ». Voir la brochure réalisée par le CIRA de Lausanne : http://www.cira.ch/media/tmp/Broch_GTL_Makhaiski_WEB.pdf

[4] Ante Ciliga, Dix ans derrière le rideau de fer – Sibérie terre de l’exil et de l’industrialisation, Paris, Plon, 1950, p. 35.

[5] David J. Dallin, La vraie Russie des soviets, Paris, Plon, 1948, p. 69.

[6] Ibid, pp. 176-186.

[7] La brutalité extrême de cette guerre civile fait suite à celle de la première guerre mondiale. Elle est déchaînée autant par les Rouges que par les Blancs et par les puissances étrangères impliquées, mais on peut penser que celle-ci aurait été moins cruelle et dévastatrice si les dirigeants bolchéviques n’avaient pas monopolisé le pouvoir au sein du camp révolutionnaire, trahissant et calomniant leurs anciens alliés. Ce que certains considèrent comme l’audace d’un Lénine est surtout une absence complète de scrupules et d’éthique.

[8] Nicolas Werth, La société et la guerre dans les espaces russe et soviétique, 1914-1946. In: Histoire, économie et société, 2004, n°2, pp. 191-214

[9] Ibid.

[10] Emma Goldman, Ma désillusion en Russie (1923), Les éditions invisibles, 2009, pp. 77-84. https://fr.calameo.com/read/0000868666f95250853ef

[11] Alexandre Sumpf, 1917 La Russie et les Russes en révolutions, Paris, Perrin, 2017, pp. 455-456.

[12] Nicolas Werth, Qui étaient les premiers tchékistes ?, in Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 32, n°4, Octobre-Décembre 1991.