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Jusqu’à la chute du mur de Berlin, de nombreuses personnes considéraient que l’expérience soviétique avait été dénaturée par le stalinisme, mais que jusqu’en 1937, lorsque Staline se met à décimer le parti de Lénine, l’expérience avait été globalement positive. Grâce à la planification, à l’industrialisation, à la collectivisation, l’économie soviétique se serait montrée plus efficiente que celle du monde capitaliste qui s’était enfoncé dans la crise économique en 1929. Bref, l’horreur a été considérée comme un accident, lié au profil psychologique du despote, qui aurait fait dévier le projet socialiste de son cours.Nous critiquerons cette vision des choses et donnerons un aperçu du fonctionnement du système dit « soviétique » durant le « premier stalinisme » (celui qui va jusqu’à la deuxième guerre mondiale). Notre but est d’éclairer une réalité trop souvent simplifiée, de montrer sa dynamique, de tenter de comprendre pourquoi elle fut si brutale et si contraire aux principes qu’elle proclamait.

Lors de précédents articles, nous avons décrit la Grande Terreur de 1937-1938. Il nous semblait nécessaire de rappeler son ampleur qui constitue l’apogée du « totalitarisme stalinien ». Nous avons déjà évoqué certaines des origines de cette catastrophe : dégénérescence des soviets qui d’organes d’auto-organisation deviennent des chambres d’enregistrement des consignes venues d’en-haut ; création de la police politique (Tcheka, Guépéou, NKVD) ; promotion sociale de ceux qui mettent en œuvre la répression ; « bureaucratisation » ; désignation de boucs émissaires pour expliquer les échecs de la planification centralisée… Mais certaines interrogations restent ouvertes et nous remettons l’ouvrage sur le métier. Déjà parce ce que le « stalinisme » constitue une « matrice », un modèle de barbarie, qui s’est reproduit dans d’autres pays avec des conséquences similaires (Chine, Corée du Nord, Cambodge…).

Quelle est la dynamique de ce système ? De quoi est-il le produit ? « Comment se fait-il qu’une doctrine égalitaire et universaliste, affirmant « qu’il n’est pas de sauveur suprême, ni Dieu, ni César, ni tribun » et « que les prolétaires n’ont pas de patrie » et tirant une grande partie de son succès historique de son pacifisme conséquent en 1914, ait pu aboutir, à plusieurs reprises, sous des cieux et à des moments historiques différents, à un culte démentiel du chef, à un nationalisme outrancier et à une violence massive et prolongée, se trouvant sans cesse de nouveaux ennemis et de nouvelles victimes ? »[1]

Ce qui a « fait » Staline

Le fait que Staline soit parvenu à la tête de l’URSS, après avoir éliminé ses concurrents au sein du parti bolchevique n’était pas joué d’avance et il ne faudrait pas considérer son avènement comme une nécessité historique. Cela dit, le fait qu’un individu parmi les plus cruels qu’ait compté le Parti soit parvenu à imposer son pouvoir, n’est pas non plus sans signification. On ne peut pas réécrire l’histoire et l’on ne sait pas ce qui se serait passé si Lénine avait vécu plus longtemps ou si d’autres bolcheviks avaient gagné la partie. Tout porte à croire, cependant, que les choses n’auraient pas été totalement différentes.

L’organisation du parti communiste et le rôle que lui donnait Lénine étaient des plus autoritaires. Pour Lénine, le Parti obéit « à un modèle disciplinaire calqué sur ceux de l’armée et de la grande industrie : il est dirigé par un état-major d’où émanent toutes les directives et les initiatives, il est soumis à l’autorité absolue du chef… »[2]. Lénine avait mis en exergue de son Que faire ? une phrase de Ferdinand Lassalle extraite d’une lettre à Marx : « le parti se renforce en s’épurant… »[3] un sinistre présage !

Willy Huhn rappelle dans son livre Trotsky, le Staline manqué que Trotski et Lénine ne condamnaient pas la dictature du parti ou de l’Etat « socialiste ». Au contraire Trotski affirmait que « la dictature du prolétariat ne peut et ne doit être réalisée que par la dictature du Parti » [4]. Avec l’écrasement de l’insurrection de Kronstadt par l’Armée rouge en 1921, l’élimination des conseils de soldats, le rétablissement de la hiérarchie militaire et la militarisation du travail, Trotski « avait mis en marche le processus qui allait permettre la venue du stalinisme »[5]. Des méthodes « staliniennes », comme les chefs d’accusation inventés (les marins de Kronstadt sont accusés d’être de mèche avec les gardes blancs) ou les simulacres de procès (contre les socialistes révolutionnaires en 1922) trouvent leurs prémisses au temps où prédominait l’autorité de Lénine (et de Trotski).

Si Trotski, Zinoviev ou d’autres ne parvinrent pas à recueillir les fruits des mécanismes autoritaires qu’ils avaient mis en œuvre, ce fut surtout parce qu’ils trouvèrent sur leur route un intriguant plus habile qu’eux… et sur lequel personne n’aurait misé au départ. Avant et pendant la Révolution d’octobre 1917, Staline n’apparaît pas comme un personnage de premier plan. Mauvais orateur et théoricien de faible envergure, méprisé et sous-estimé par les intellectuels du parti, il était alors pratiquement inconnu du public. Déjà homme d’appareil, il va pourtant devenir, en matière d’organisation, le bras droit de Lénine.

Ce qui a « fait » Staline, c’est la guerre civile. Celle-ci « donna en quelque sorte sa marque de fabrique au nouvel Etat et détermina en grande partie sa trajectoire. »[6] Les bolcheviks étaient partisans de la terreur révolutionnaire par principe, mais déjà à l’époque « Staline utilisa la violence et fit régner la terreur bien plus que la plupart des autres dirigeants »[7], ce qui fait dire à Victor Serge qu’« une trace de sang le suit partout »[8]. Staline s’illustra à Tsaritsyne (future Stalingrad) faisant exécuter systématiquement les suspects et déserteurs ou raser les villages près desquels des sabotages s’étaient produits. C’est lors de ce batême du feu qu’il se lia à certains de ceux qui seront les piliers de son équipe. « On sait que rien ne cimente autant la cohésion des milieux dirigeants que les crimes perpétrés en commun »[9].

Tout d’abord commissaire du peuple aux nationalités, Staline développa la politique prônée par Lénine en faveur de l’auto-détermination des différents peuples qui formaient l’ancienne Russie impériale. Il s’agissait d’une stratégie visant à s’attirer les faveurs des non-russes. Cette politique : appuyer les revendications (des indépendantistes, des paysans, des soldats, des ouvriers…) avant de pouvoir les dominer, quand le rapport de force sera plus favorable, relève du jeu de dupes qui va permettre aux bolcheviks de rester au pouvoir…

Staline devint, en 1921, secrétaire général du comité central du parti communiste, un poste bureaucratique dédaigné par les autres dirigeants, à partir duquel il va placer ses pions sur tout le territoire soviétique. Plusieurs membres de sa future équipe : Molotov, Anastase Mikoïan, Lazare Kaganovitch, Sergo Ordjonikidzé… vont soutenir Lénine dans sa lutte pour interdire les fractions au sein du parti, constituant de ce fait eux-mêmes une fraction, la plus puissante, qui va l’emporter contre les communistes de gauche et l’opposition ouvrière.

Le maître du dosage

Peu de temps avant sa mort, Lénine avait demandé que Staline soit déchargé de sa fonction de secrétaire général et, dans son fameux « Testament », il avait écrit que Staline était grossier et trop brutal. Mais dans ce même document, Lénine éreintait aussi les autres têtes de file du Parti (Trotski, Zinoviev, Kamenev, Boukharine, Piatakov) et ne désignait pas son successeur. Réagissant aux critiques qui lui étaient faites, Staline proposa sa démission à plusieurs reprises, durant les années 1920, celle-ci fut toujours refusée par ses collègues. C’était quelqu’un de capable – du moins au début de sa carrière – de jouer le tout pour le tout, mais il était aussi particulièrement doué pour les intrigues politiques. Sa place de secrétaire général faisait de lui le chef du personnel du Parti. Il nommait les secrétaires des comités locaux et ceux-ci désignaient les délégués aux congrès, qui le réélisaient alors au poste de secrétaire général.

Après la mort de Lénine, Staline sut se présenter comme un pragmatique, un centriste, un arbitre, laissant les autres dirigeants se tirer dans les jambes. Selon Boukharine, Staline était « le maître du dosage ». Quand un collègue le gênait, il le déstabilisait peu à peu avant de le persécuter. Toutefois, s’il voyait que la majorité ne suivait pas, il revenait en arrière en attendant une meilleure occasion. Il se servit de la « droite » du Parti favorable à la NEP (libre-marché) pour marginaliser et réprimer l’opposition menée par Trotski. Une fois celle-ci défaite, il se retourna contre cette « droite » adoptant, dès 1928, une politique d’industrialisation à marche forcée et de collectivisation brutale de l’agriculture, qui allait entraîner un affrontement de cinq ans avec la paysannerie. Des transfuges « de gauche » comme Preobrajenski ou Piatakov se rallièrent alors à lui et furent – un temps – réintégrés dans le Parti.[10]

Industrialisme et opération coloniale

Le premier plan quinquennal n’est pas né de l’imagination de Staline. Le débat entre le « planisme » de gauche ou de droite et le « laisser-faire » libéral vient de loin : « le plan était le produit de l’influence technocratique saint-simonienne sur le marxisme, (…) l’industrie moderne, fondée sur les progrès de la technique, était le Prométhée qui transformerait la condition humaine. Marx partageait pleinement cette conviction. »[11] L’idée qu’il existait un moyen rationnel permettant un développement rapide correspondait aussi à un vieux débat de l’intelligentsia russe, apparu dans les années 1840 entre les « slavophiles », défenseurs de la culture traditionnelle et de la paysannerie, et les « occidentalistes » qui voyaient dans les paysans (80% de la population) le « peuple des ténèbres », le poids mort de la superstition et de la stagnation. Ainsi, les tenants de cette deuxième tradition virent dans le plan « une grande percée pour arracher la Russie à son arriération séculaire »[12]. Au départ, l’idée des Kolkhozes (fermes collectives) a pu faire illusion y compris parmi les révolutionnaires non-bolcheviques.[13] Contrairement à ce que disait la propagande, il ne s’agissait pas de travail commun librement choisi, mais d’un nouveau servage qui contraignait les masses paysannes à travailler gratuitement ou presque pour l’Etat.

L’offensive débuta par « la liquidation des koulaks[14] en tant que classe ». Staline était adepte d’un marxisme « créatif ». Il avait décrété que plus l’on s’approchait du socialisme, plus la lutte des classes s’intensifiait. Ainsi, c’est avec une rare violence que fut lancée la campagne de « dékoulakisation » menée par des bataillons d’activistes encadrés par la police politique. Leur tâche était d’arrêter les « koulaks » en vue de leur déportation, ou dans le meilleur des cas pour les chasser des villages ; de s’allier aux paysans pauvres et de convaincre les « paysans moyens » de rejoindre les kolkhozes. Ces attaques se faisaient par surprise, mais rapidement une résistance se produisit : les paysans se mirent à abattre leur bétail plutôt que de le livrer à l’Etat. Un exode rural gigantesque accompagna le processus : de nombreux individus préféraient fuir plutôt que de risquer la déportation et, pour survivre, se faisaient embaucher comme ouvriers sur les immenses chantiers industriels.

En réaction à cette résistance, le pouvoir fit saisir les réserves des paysans, y compris celles qui étaient indispensables à leur survie, causant une immense famine (plus de 7 millions de morts en 1932-1933, notamment en Ukraine, au Kazakhstan, dans le Caucase septentrional et la moyenne Volga…). Pendant ce temps-là, l’URSS continuait d’exporter des céréales afin d’importer des machines et autres infrastructures : « … sous couvert de progrès, le développement économique à marche forcée avait pour but réel de briser le pouvoir social des paysans et de pomper leurs ressources agraires afin d’alimenter la production industrielle, les efforts de l’armée et les besoins du Parti-Etat. Il ne s’agit pas d’autre chose, en définitive, que d’un colonialisme intérieur. »[15]

L’infériorité politique et sociale des habitants des campagnes fut sanctionnée en 1933, par la réintroduction des passeports intérieurs qui autorisaient les citadins à s’établir dans telle ou telle agglomération. Les kolkhoziens qui n’avaient pas accès à ces documents, perdirent ainsi le droit de s’installer en ville.

Un travail d’équipe

Parmi les ouvrages récemment publiés sur l’URSS, le livre de Sheila Fitzpatrick, Dans l’équipe de Staline. De si bons camarades[16] offre un éclairage original. Fitzpatrick, rappelle qu’un despote ne peut dominer seul, ni uniquement par la coercition. Il a nécessairement des relais, une base sociale, un socle sur lequel s’appuyer.

Dans l’équipe de Staline… Fitzpatrick oriente les projecteurs sur les responsables qui se trouvaient juste au-dessous du boss, une équipe à géométrie variable, mais sans laquelle Staline n’aurait pas pu déployer sa puissance. L’auteure ne se limite pas à la surface des choses, mais approche les rapports personnels, amicaux et familiaux, les idées et croyances de ces fidèles soutiens, souvent malmenés et parfois supprimés par le patron, mais qui surent aussi, à l’occasion, l’affronter.[17]

L’équipe de Staline compta entre cinq et huit membres. Ce n’était pas une instance officielle de l’organigramme soviétique. Progressivement, la direction collégiale bolchévique disparut, le politburo devenant une simple chambre d’enregistrement des décisions prises par le petit cercle réuni autour du « guide » ou par des commissions ad hoc.

La mise en place de l’économie planifiée s’accompagnait du développement d’une bureaucratie proliférante. Au début des années 1930, les gouvernements régionaux disposaient d’une large marge de manœuvre pour mettre en œuvre la nouvelle politique. Les chefs se transformèrent en de « petits Staline » avec leur cour (cercle de famille) constituée de subalternes dévoués, dont ils faisaient et défaisaient les carrières. Staline se méfiait de ces dirigeants locaux, tout comme des directeurs des grands combinats industriels. Il leur reprochait leurs rapports mensongers et les accusaient de sabotage. Pour remédier à l’absence de relais fiables, des « plénipotentiaires », notamment les membre de l’équipe, appuyés par la police politique, sillonnaient le pays, pour faire appliquer les mesures impopulaires ordonnées par le boss.

Deux logiques de commandement étaient en concurrence. Celle des « bureaucrates » qui essayaient de développer une administration stable et prévisible et celle qui, sous les ordres de Staline, délégitimait en permanence les responsables en place. Fin 1936-début 1937 cette tension donna lieu à un affrontement au sein même de l’équipe, quand Sergo Ordjonikidze, le puissant commissaire à l’industrie lourde – échaudé par l’arrestation de son ancien bras droit Gueorgui Piatakov – se dressa contre Staline.

Ordjonikidze était alors partisan d’une certaine stabilité des cadres et privilégiait les compétences professionnelles, face au populisme[18] de Staline qui défendait le mouvement stakhanoviste. Rappelons que, suite aux exploits du mineur Alekseï Stakhanov et de quelques autres, des normes extravagantes et intenables furent imposées à l’ensemble de la classe ouvrière, ce qui désorganisait gravement la production. En février 1937, Ordjonikidze fut opportunément « suicidé » à son domicile. Un avertissement aux membres de l’équipe qui auraient pu être tentés de s’opposer à Staline. Dans les années qui suivirent, d’autres collaborateurs très proches, des staliniens « pur jus » qui avaient fait preuve de faiblesse ou de trop de zèle aux yeux du patron furent également éliminés.[19] Quand on observe cette équipe, on est frappé par certaines similitudes avec le fonctionnement mafieux. Robert Service le suggère, quand il compare Staline à Al Capone et note que le manque d’efficacité lui suffisait pour se débarrasser d’un collaborateur.[20]

Quelle étaient les motivations des « si bons camarades » qui entouraient Staline ? Si l’on suit Fitzpatrick, ses plus proches associés admiraient son audace et le considéraient comme un grand leader. Certes, ils le craignaient aussi, car plusieurs de leurs proches avaient été victimes de la répression[21] et ils savaient qu’ils risquaient de tomber eux aussi à un moment ou à un autre. Dans sa critique du livre de Fitzpatrick, Jean-Jacques Marie met en avant les privilèges dont bénéficiaient les membres de l’équipe en signalant les voitures d’importation très confortables que ceux-ci s’offrirent après-guerre : « C’est la belle vie en un mot » pour « la nomenklatura bureaucratique parasitaire »[22]. Bien sûr, les avantages matériels ont leur part dans l’affaire, mais l’idéologie aussi. Molotov peut-il se consoler avec une grosse bagnole, quand il est obligé de divorcer de sa femme adorée qui est condamnée à l’exil ?

Parmi les choses difficilement explicables, il y a aussi, en 1937, les arrestations (suivies d’exécutions) des officiers supérieurs, dont le maréchal Toukhatchevski. Ces hommes armés et prestigieux auprès de la troupe auraient pu résister. D’autant qu’ils pouvaient prévoir ce qui se préparait car Staline, recourant à sa méthode progressive habituelle, en avait limogé certains les semaines précédentes. Pour Martin Malia « La seule réponse, c’est qu’ils n’étaient pas seulement des héros militaires, mais aussi, et surtout, des hommes du Parti, et que, comme leur ancien chef Trotski, comme Piatakov et tant d’autres, ils étaient convaincus qu’on ne peut pas avoir raison contre le Parti. »[23]

Pour conclure

Revenons au thème de la peur. Celle-ci habitait l’équipe, tout comme elle habitait Staline, notamment après l’assassinat de Kirov en 1934. Une partie de la Terreur s’explique par la volonté de faire disparaître toute possibilité d’émergence d’une équipe de remplacement. Comparant la révolution russe à la révolution française, Kaganovitch expliquait peu avant sa mort (1991) que si Thermidor avait pu avoir lieu, c’était parce que les Jacobins n’avaient réglé leur compte qu’au qu’aux Girondins ; « ils n’avaient pas su régler la question du « Marais », c’est-à-dire de la majorité des députés de la Convention. « Le Marais, qui applaudissait hier Robespierre, se mit (…) à le trahir ». D’authentiques révolutionnaires étaient liés au Marais. « Les Grandes Purges (…) avaient été un moyen décisif pour assécher le « Marais » »[24].

Les hauts dirigeants et Staline lui-même éprouvaient un sentiment d’impuissance vis-à-vis d’une société rétive qui ne se comportait pas comme elle aurait dû, selon ce que le socialisme scientifique avait prédit. Il fallait donc la faire rentrer dans les clous. L’insécurité qu’ils éprouvaient, ils la transmirent au centuple à leurs victimes et à une bonne partie de la population.

Nadjda Mandelstam a écrit : « il fallait lutter constamment contre les accès de frayeur : chacun d’entre nous guettait malgré lui les signes avant-coureurs d’une catastrophe imminente, mais que notre panique fût justifiée on non, la recherche même de ces signes nous conduisait au bord de la folie. »[25]

Et aussi : « Les années trente et quarante furent l’époque du triomphe total de l’idéologie, lorsque l’extermination de ceux qui avaient refusé d’admettre ses thèses et, surtout, sa phraséologie, fut considérée comme une mesure normale de salut public. Aujourd’hui, rétrospectivement, un grand nombre de gens disent que ce temps et ces mesures ont permis la « destruction de la cinquième colonne ». En ces années-là, la foule accueillait favorablement toutes les « mesures », pourvu qu’on l’autorise à ramasser les miettes de la table du maître. Plus les gens sont pauvres, plus il est facile de les diriger. Ils se contentent des miettes. La faim est un excellent organisateur de l’unité de la pensée. »[26]

Ariane

[1] Pierre Hassner, « Par-delà l’histoire et la mémoire » in Henry Rousso (dir.), Stalinisme et nazisme. Histoire et mémoire comparées, Bruxelles, Ed. Complexe, 1999, p. 365.

[2] Pierre Dardot et Christian Laval, L’ombre d’octobre. La Révolution russe et le spectre des soviets, Montréal, Lux, 2017, p. 101.

[3] Ibid., p. 105.

[4] Willy Huhn, Trotsky, le Staline manqué, Spartacus, 1981 (articles de 1951 et 1952), p. 27.

[5] Ibid, p. 57.

[6] Oleg Khlevniuk, Staline, Paris, Belin, 2017, p. 109.

[7] Robert Service, Staline, Paris, Perrin, 2013, p. 193.

[8] Victor Serge, Portrait de Staline, Paris, Grasset, 1940.

[9] Nadejda Mandelstam, Contre tout espoir. Souvenirs, Paris, Gallimard, 1972, Tome I, p. 382.

[10] Ils furent tous deux exécutés durant la Grande Terreur.

[11] Martin Malia, La tragédie soviétique. Histoire du socialisme en Russie 1917-1991, Paris, Seuil, 1995, p. 240.

[12] Ibid.

[13] Par exemple Evguénia Markon, qui écrit peu avant d’être fusillée : « Pendant que j’étais au trou [fin 1929 ou début 1930](…) j’ai lu avec beaucoup d’intérêt ce que les journaux disaient des kolkhozes. J’ai senti dans cette idée quelque chose d’un communisme ancien, quelque chose d’Octobre (…). Cependant, quand (…) je me suis retrouvée en Sibérie, plongée au cœur même du monde paysan, j’ai vu ce que représentaient ces fameux kolkhozes dans la réalité – et j’ai célébré l’absolue nullité des bolcheviks… ». Evguénia Iaroslavskaïa-Markon, Révoltée, Paris, Seuil, 2017, p. 105.

[14] Le mot koulaks désignait les paysans riches. En fait, tous les paysans qui refusaient la collectivisation étaient traités de koulaks.

[15] Renaud Garcia, préface de Alexandre Chayanov, pour un socialisme paysan, Le passager clandestin, Neuvy-en-Champagne, 2017, p. 20.

[16] Sheila Fitzpatrick, Dans l’équipe de Staline. De si bons camarades. Paris, Perrin, 2018.

[17] Une anecdote : dans les dernières années de sa vie, Staline avait mis sur la touche deux des plus anciens membres de l’équipe : Molotov et Mikoïan. Il avait cessé de les inviter aux petites fêtes qu’il organisait régulièrement dans sa datcha. Ceux-ci, informés par les autres membres de l’équipe, y imposaient malgré tout leur présence, provoquant la mauvaise humeur de Staline.

[18] Staline avait une manière singulière de communiquer avec les masses en passant par-dessus la tête de la bureaucratie. Un exemple : il donna raison à la militante de base Nikolaïenko contre le puissant Pavel Postychev (premier secrétaire du Parti de Kiev et membre suppléant du Politburo) mettant en valeur la « vigilance politique des petites gens » et dénonçant les « grands seigneurs » qui « envoient au Centre des rapports stupides et nauséabonds sur les succès remportés ».
Pour plaire à Staline, Postychev avait mené une répression particulièrement féroce en Ukraine, cela n’empêcha pas son exécution en 1939. Celle-ci fut suivie par celles de sa femme et de son fils.

Sur le thème du populisme stalinien, voir Nicolas Werth, « L’appel au petit peuple selon Staline », in Vingtième Siècle, revue d’histoire, n°56, octobre-décembre 1997. Les populismes. pp. 132-141.

[19] Parmi les dirigeants très proches de Staline qui furent exécutés suite à la Grande Terreur, il y eut Stanislav Kossior (1889-1939) et Vlas Choubar (1891-1939), tous deux artisans de la répression en Ukraine (comme Postychev, voir ci-dessus) et Nikolaï Iejov (1895-1940), le principal responsable de la Grande Terreur.

[20] Robert Service, op. cit., p. 311.

[21] En 1938, la femme de Kalinine, le chef officiel de l’Etat, est envoyée au Goulag. La femme de Molotov connaîtra un sort similaire en 1949. En 1941, le frère de Kaganovitch est poussé au suicide après avoir été accusé d’être un agent nazi. Deux des fils de Mikoïan sont arrêtés en 1942 et accusés de la même trahison, avant d’être libérés sans explication, huit mois plus tard, etc.

[22] Jean-Jacques Marie, Une équipe soudée ou dessoudée ? En attendant Nadeau, 27.02.2018
https://www.en-attendant-nadeau.fr/2018/02/27/equipe-soudee-dessoudee/

[23] Martin Malia, op.cit., p. 313.

[24] Sheila Fitzpatrick, op. cit., p. 155.

[25] Nadejda Mandelstam, op. cit., Tome I, p. 312.

[26] Ibid, 1974, Tome II, p. 229.