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Le 10 juin dernier, les journalistes Denis Robert et Mathias Enthoven donnaient la parole à Etienne Chouard sur le site d’actualité Le Média. L’interview de ce personnage – qui s’est fait connaître en 2005 dans la campagne pour le « non » au référendum sur la Constitution européenne – a provoqué une vaste polémique révélatrice non seulement du confusionnisme/négationnisme de l’invité, mais aussi à première vue – si l’on suit les commentaires et réactions d’une partie du public – de la banalisation du génocide perpétré par les nazis durant la deuxième guerre mondiale. Cette émission montrait aussi le désarroi du journaliste Denis Robert et à travers lui, la déroute d’une certaine gauche qui met en avant la revendication du Référendum d’initiative citoyenne (RIC)[1] dont Etienne Chouard est l’un des chantres.

L’interview

Présentons brièvement les faits. Choqué par le refus de plusieurs personnalités – de la France insoumise, du PS, écologistes, antifascistes – de dialoguer avec Chouard dans le cadre d’une précédente émission, Denis Robert l’invite à s’expliquer sur des « propos malheureux » ou « ambigus » qu’il a pu tenir.[2] Dès les premières minutes,[3] le journaliste affiche son intention de « sauver » son invité, en lui offrant la possibilité de démontrer qu’il n’est ni négationniste, ni antisémite. Or, durant l’interview, Chouard va réitérer les propos incriminés. Ainsi, à propos des chambres à gaz dans les camps d’extermination nazis : il affirme qu’il n’y connaît rien, qu’il n’a « rien lu là-dessus », mais qu’il est prêt à dire qu’il n’a « aucun doute » quant au fait qu’elles aient existé, pour ne pas être « un criminel de la pensée »[4] ajoutant que « si c’est si grave d’en douter, est-ce qu’il ne suffit pas de produire la démonstration contre ceux qui nient et puis (…) on passe à autre chose ? » Cette attitude est classique[5] : on fait planer le doute, on laisse entendre que l’utilisation de chambres à gaz par les nazis pour mener à bien leur plan d’anéantissement des juifs n’est pas prouvée, que les historiens en débattent, alors que les faits sont connus et vérifiés depuis longtemps (malgré les destructions de preuves commises par les nazis à la fin de la guerre pour tenter d’effacer la monstruosité de leurs crimes).

Ce sont donc ces propos de Chouard, comme d’autres du même acabit (par exemple de dire que l’idéologue d’extrême-droite antisémite Alain Soral est un « résistant »), qui ont été soulignés par les journalistes du Média et les commentateurs après l’émission. Certains ont dénoncé une entreprise de blanchiment visant à l’exonérer de toute pensée antisémite alors que d’autres, moins nombreux, y ont vu une entreprise de salubrité publique qui permettrait de lever le doute sur sa véritable identité[6]. Nous penchons pour la première hypothèse, même si l’interviewé n’a pas répondu aux attentes des journalistes ; mais nous tenons surtout à souligner que la question du négationnisme n’est pas le seul indice qui montre que Chouard est un « rouge-brun », un confusionniste – conscient ou non peu importe (nous ne faisons pas de psychologie) – et donc une passerelle entre extrême-gauche et extrême-droite (au bénéfice de cette dernière qui a intérêt à se camoufler derrière d’autres idéologies plus attrayantes).

Le fascisme ne se résume pas au négationnisme

Ce que n’ont pas relevé, à notre connaissance, les commentateurs de la fameuse interview, c’est ce qui, dans ses autres propos, relève d’une posture confusionniste, voire « fasciste ». Nous allons en dire quelques mots.

Durant l’interview, Etienne Chouard se défend d’être un « rouge-brun » et explique pourquoi, selon lui, on le traite ainsi. Il se dit « démocrate » ce qui serait à ses yeux pratiquement synonyme d’anarchiste. Il affirme que les anarchistes et les « démocrates » « font confiance au peuple » et pensent que le peuple peut s’autogérer. Ils contestent le « système de domination parlementaire », parce que ce système permet aux riches de diriger et « donne le capitalisme ». Comme de leur côté, les fascistes, les royalistes, les autoritaires critiquent aussi le système parlementaire – bien qu’eux ne fassent pas confiance au peuple et veuillent « un Etat fort » – les « acteurs du système de domination parlementaire » (les dominants), qui ne peuvent pas diaboliser un « démocrate », feraient l’amalgame, le traitant de fasciste pour le dénigrer.

Anarchiste ?

Essayons de déconstruire ce syllogisme. D’abord qu’est-ce que les anarchistes viennent faire dans cette galère ? La « démocratie vraie » que propose Etienne Chouard avec le RIC ce n’est pas l’anarchie (absence de gouvernement, règne de la liberté), mais la dictature de la majorité dans le cadre de la nation. Une majorité de votants pourrait « virer tous les étrangers »[7] ou « rétablir la peine de mort » bien que Chouard dise qu’il n’y est pas favorable, en précisant que le peuple peut se tromper… Sauf qu’il y a erreur et erreur. Imaginons qu’une majorité du peuple veuille essayer la tyrannie, puis qu’elle se rende compte qu’elle s’est trompée, pourrait-elle revenir en arrière ? Faut-il rappeler que le fascisme italien, tout comme le nazisme, se sont imposés suite à des élections ?

Chouard dit aussi que la gauche traite avec mépris les participants à la « manif pour tous ». La solution : que le mariage pour tous (comme n’importe quelle question sociétale) soit soumis à référendum. L’idée qu’une majorité ait raison parce qu’elle est la majorité et que, de ce fait, elle puisse infliger des traitements coercitifs dégradants (la peine de mort), s’en prendre à des groupes fragilisés (migrants) ou imposer sa volonté à des adultes consentants – qui pour leur part n’empêchent pas les autres de vivre comme ils l’entendent – est totalement étrangère à l’anarchisme.

D’autre part, il est faux de dire que c’est le système parlementaire qui produit le capitalisme. Celui-ci n’est pas inhérent à la démocratie représentative. Il peut aussi fort bien s’épanouir sous une dictature (Chili de Pinochet, Chine actuelle…). Les anarchistes sont antiparlementaristes, c’est vrai, mais aussi socialistes (pour la gestion collective de la production, pour l’égalité économique…), fédéralistes et internationalistes. Le nationalisme souverainiste d’un Chouard nous est donc tout à fait étranger. Par sa nature multiple, ouverte et non figée, le mouvement libertaire est l’objet de tentatives récurrentes d’instrumentalisation et de détournement (provocations, infiltrations, mimétisme, phagocytages…), celle de Chouard ne sera sûrement pas la dernière, cela ne nous dédouane pas de la dénoncer.

Un programme « fasciste » ?

Dans sa course au pouvoir totalitaire, le fascisme des origines visait la neutralisation du mouvement ouvrier et la pacification sociale. Ce programme pourrait aussi être celui d’Etienne Chouard. Avec son projet d’assemblée constituante élue par tirage au sort, il prétend permettre « à tout le monde — Les riches, les pauvres, le peuple et les ennemis du peuple, la société toute entière (…) de vivre de façon pacifiée sans que ce soient les riches qui dirigent les pauvres ». Aux « antifas » qui lui reprochent de ne pas reconnaître la lutte des classes, il répond : « c’est une blague. Je suis en train de donner à la classe la plus nombreuse, au peuple (…) l’arme qui va enfin lui permettre de se bagarrer dans la lutte des classes beaucoup mieux que jusqu’ici. » Ce « peuple » auquel il se réfère, c’est « la quasi-totalité du corps social ». Bref, en dehors du « un pour mille » qui dirige, tout le monde devrait se mettre d’accord grâce aux institutions qu’il propose : « Il ne faut pas qu’on ait à se battre contre la police ou contre l’armée. Il ne faut pas qu’on ait à se battre contre les puissances de l’argent, contre le pouvoir… Il faut que le corps social prenne conscience qu’il faut qu’il devienne constituant pour que tout change » et « pour que rien ne change »[8] sommes-nous tentés d’ajouter ! La rhétorique anticapitaliste des fascistes a toujours été sélective. « Alors qu’ils dénonçaient la finance internationale et ses spéculations (outre toutes les autres formes d’internationalisme, de cosmopolitisme et de mondialisation), ils respectaient la propriété des producteurs nationaux… »[9].

Résumons : pour Chouard, grâce aux mécanismes constituant et référendaire, l’élite au pouvoir tomberait comme un fruit mûr. Ensuite, finis les conflits entre salarié-e-s et patrons, chefs et subordonné-e-s, locataires et propriétaires, gauche et droite… Le « corps social » serait reconcilié ! Qu’est que cela, sinon une « démocratie totalitaire » ; une « révolution de droite » dont les mobiles et les fins « sont politiques et culturelles, non pas économiques » et qui veut « la liquidation des anciennes classes dirigeantes sans bouleverser l’ordre social », ni abolir l’Etat.[10]

Les appels du pied d’un Chouard qui suggère aux antifascistes et à la gauche en général de débattre avec les fascistes (qui sont aussi des êtres humains dit-il) afin de les convaincre, pourraient préfigurer un projet à l’italienne tel que l’actuelle alliance gouvernementale entre la Lega (extrême-droite) et le mouvement cinq étoiles (qui se revendique de la « démocratie populaire »). Le Rassemblement national de Marine Le Pen a besoin d’alliés s’il veut parvenir au pouvoir. Un changement des règles (résultant d’une assemblée constituante) pourrait aussi lui être favorable.[11]

Le contexte actuel de précarisation du travail, d’appauvrissement, de dégradation de l’environnement et d’absence de perspectives est favorable aux dérives autoritaires, racistes… Celles-ci peuvent se parer d’un verni révolutionnaire et canaliser la contestation. La résistance (la vraie) ne peut que se diluer dans le secret de l’isoloir. Nous n’avons pas la recette miracle, mais nous persistons à penser que c’est dans les luttes collectives, à la base, sur les lieux de travail et de formation, dans les quartiers et territoires… que l’ont peut vaincre les préjugés et construire collectivement une nouvelle société humaine.

[1] Sur le thème du RIC, voir notre article sur ce blog. RIC : la Suisse peut-elle absorber la France ? 13.01.2019 https://laffranchi.info/ric-la-suisse-peut-elle-absorber-la-france/

[2] Cela fait déjà plusieurs années que des observateurs dénoncent le « confusionnisme » d’Etienne Chouard. Nous avons trouvé les liens qui suivent après une courte recherche sur le Net.

http://www.confusionnisme.info/index.php/2015/03/18/le-vrai-visage-detienne-chouard/

https://blogs.mediapart.fr/luttonscontrelefn/blog/290115/qui-est-vraiment-etienne-chouard

http://affreuxsalebeteetmechant.20minutes-blogs.fr/archive/2011/09/19/je-suis-un-fasciste-bien-pensant.html

Relevons aussi qu’il a déclaré qu’il votait pour la liste Union populaire républicaine conduite par le souverainiste François Asselineau aux dernières élections européennes. L’Express/AFP, 09.02.2019.

[3] L’interview dans l’émission « Cartes sur table » : https://www.youtube.com/watch?v=zMtmZQ4lb2g

[4] Comme il existe des lois qui répriment le racisme et la négation des crimes contre l’humanité (par exemple la loi Gayssot en France), le petit jeu des négationnistes et autres racistes est de laisser entendre qu’ils ne peuvent pas exprimer leurs idées pour ne pas être sanctionnés. Cela constitue un « marqueur » qui rassérène leurs suiveurs tout en désorientant une partie du public.

[5] Sur le thème du négationnisme « de gauche ou libertaire » voir notre dossier réalisé en 1999 (il y a 20 ans !) dans L’Affranchi n°16, pp. 5-19, disponible sur ce site. https://laffranchi.info/wp-content/uploads/2015/11/lAffranchi16.pdf

[6] Une synthèses des premières réactions : https://www.lesinrocks.com/2019/06/12/actualite/medias-actualite/etienne-chouard-interviewe-par-le-media-honteux-ou-utile

[7] Comme le lui suggère Mathias Enthoven.

[8] Selon la célèbre réplique du « Guépard » dans le film de Visconti adapté du roman de l’écrivain sicilien G.T. di Lampedusa.

[9] Robert O. Paxton, Le fascisme en action, Paris, Seuil, 2004, p. 22.

[10] Emilio Gentile, Qu’est-ce que le fascisme ? Histoire et interprétation, Paris, Gallimard, 2004, p. 152.

[11] En Suisse, le système proportionnel et la tradition des gouvernements de coalition permettent à l’UDC (parti du peuple suisse en allemand) de participer au pouvoir exécutif, tant au niveau fédéral que dans plusieurs cantons.