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Rappelez-vous, c’était en 1936, le film Les Temps modernes de Charlie Chaplin sortait en salle. On y voyait un Charlot travaillant à l’usine. Le rythme cadencé et la supervision du directeur l’entraînant petit à petit vers la “folie”. Faisons un bon de 80 ans pour nous retrouver de nos jours. Certes, dans nos pays occidentaux, la situation a quelque peu changé. En Suisse par exemple, le secteur secondaire ne représente plus que 15% des entreprises face à un secteur tertiaire fort de 76%[1]. Le bureau a largement remplacé l’usine, la “folie” de Chaplin elle, est remplacée par le “burnout”. Sans vouloir épiloguer sur les chiffres, retenons celui de la SECO[2] qui parle de 34% de travailleurs et travailleuses souffrant de stress chronique et ce chiffre ne fait qu’augmenter.

Parmi les multiples facettes du monde du travail, nous allons nous arrêter sur un aspect en particulier, celui de la standardisation. La standardisation vise à gagner du temps et à réduire les coûts au sein d’une entreprise. L’un d’entre nous est allé à sa rencontre. Il l’a fait au sein de l’ex-régie fédérale des Chemins de fer fédéraux (CFF). Nous le nommerons Nestor.

La standardisation du travail, Nestor connaît bien. Ses années de travail aux CFF ont été cadencées par les préceptes du “Lean”. “Il fallait constamment que tout soit rangé selon la méthode Kaizen. Au début, je ne savais même pas exactement ce qu’ils entendaient par-là” nous raconte Nestor.

Le “Lean” est une méthode de gestion de la production, le “Kaizen” étant l’un des nombreux points de cette méthode. Leurs origines se trouvent au Japon dans le Toyotisme, méthode de production qui a pour but d’être “au plus juste” ou encore “sans gaspillage”. “Lean” signifie “maigre” en anglais.

Nestor n’est pas du tout surpris quand il apprend les origines de ce précepte. “Ça devait être en 2016, la plupart des chefs d’unité sont partis à tour de rôle en voyage d’affaire au Japon, il faut dire que ce pays rafle la première place du podium sur tous les niveaux ferroviaires.”

Concrètement, la philosophie “Lean” s’applique à chaque niveau de l’entreprise. Une des caractéristiques, comme on l’a dit, c’est que cette méthode se veut être “au plus juste”. “La maintenance des trains se fait à chaque temps mort possible. Au lieu que le train attende 30 minutes à quai par exemple, il est envoyé pour un entretien express” nous raconte Nestor. “Pour les équipes d’entretien cela signifie travailler à un rythme effréné, l’entretien doit être terminé à temps, car le train en question doit être remis en circulation très rapidement”.

Mais l’idée d’être au plus juste ne s’applique pas uniquement au matériel. Les effectifs des équipes sont également calculés sur cette base-là. “Je ne connais pas un secteur des CFF qui ne soit pas à la limite en termes d’effectifs, certains services tournent même en sous-effectif chronique. Il suffit qu’un collaborateur tombe malade pour que la situation devienne difficilement gérable.”

 Relevons également que la direction des CFF est en train de restructurer drastiquement l’entreprise avec le projet “RailFit 20/30” qui vise la suppression de plusieurs milliers d’emplois dans les prochaines années[3].

Cette méthode du “Lean” est également visible sur chaque bureau que le précepte du “Kaizen” est venu ranger[4]. “Chaque objet, chaque stylo avait sa place bien précise qu’il fallait respecter à tout prix” nous dit Nestor. Mais ce précepte du Kaizen ne s’arrête pas là, il s’agit également de demander à tout employé de fournir des idées pouvant améliorer l’entreprise. “Ce sont les PAC, les processus d’amélioration continue. En d’autres termes, la direction demande à chaque employé d’envoyer des idées pouvant améliorer leur service ou l’entreprise en général. Chose amusante : plusieurs services ont imposé à leurs employés la rédaction de ces PAC comme objectif personnel”. Objectif personnel ? Oui car chaque employé et chaque service ont leurs objectifs annuels. Les employés sont jugés, et notés, en fonction de leur investissement et de leur taux de rendement. “Les employés sont noté de A à E. A étant la meilleur notes, C étant la moyenne, et E étant insuffisant. Si un collaborateur reçoit un B (ou un A, mais c’est du jamais vu à ma connaissance) il reçoit une légère augmentation de salaire pour la durée d’une année. En ce qui concerne les objectifs attribués au service, il n’est pas rare de voir certains secteurs dotés de moniteurs affichant le taux de rendement de la journée et l’objectif à atteindre”.

 Mais la méthode “Lean” ne s’arrête pas là, car qui dit standardisation des processus de travail dit également spécialisation. C’est un affinage de la gestion des ressources humaines : les tâches “ingrates” sont relayées à des employés moins qualifiés (donc moins payés) voire même sous-traitées à des entreprises externes. “On voit bien cette spécialisation si l’on observe l’évolution du métier de mécanicien. On est passé d’un métier où le mécanicien était hautement polyvalent, pouvant gérer un bon nombre de pannes, effectuant les préparation et manœuvres du train. A présent, on tend vers une situation où les mécaniciens ne seraient plus que des pilotes de locomotives, les tâches de manœuvres en gare et de préparation, par exemple, étant reléguées à du personnel spécialement dédié à ce travail”. Ces mécaniciens de manœuvres sont sans surprise dans une classe salariale inférieure à celle des mécaniciens de lignes.

La standardisation à travers la méthode “Lean”, c’est donc ce cocktail composé de cadences de travail supplémentaire, de réduction d’effectifs, de mise sous pression du travailleur(se) et de rétrécissement de la variété du travail à accomplir. Alors que se passe-t-il quand un(e) travailleur(se) est soumis(e) à tout cela ? “Le burnout touche beaucoup de personnes aux CFF, et même si la direction se dit concernée, ils ne font rien pour améliorer la situation des travailleurs. Alors certes on est choyé aux CFF en comparaison avec d’autres entreprises, on se dit que nos salaires sont meilleurs, et que nous avons cinq semaines de vacances par année, mais cela ne change rien à la situation. Une des trouvailles de la direction pour faire passer la pilule a été de donner à chaque employé une tablette ou un téléphone mobile de service qui peuvent même être utilisés dans la vie privée. Résultat : un bon nombre de collègues se sont mis à travailler depuis chez eux, ou par exemple dans le train en venant au travail. Ils ne sont bien sûr absolument pas payés pour ce travail fait en extérieur…”.

 Il faut dire que la méthode Lean n’en n’est pas à ses balbutiements. Plusieurs organisations telles que l’ANACT[5] signalent le danger de ce type d’organisation du travail pouvant amener à “des troubles musculosquelettiques (TMS), des risques psychosociaux (RPS) et, plus généralement, une dégradation des conditions de travail”[6].

Mais alors pourquoi un tel choix de la part de la direction des CFF ? L’hypothèse est la suivante : les coûts engendrés par la perte momentanée ou définitive d’un(e) travailleur(se) atteint d’un burnout seront toujours inférieurs au profit dégagé par la mise sous pression de l’ensemble des travailleur(se)s. Qu’importe si, de temps à autre, un(e) employé(e) “craque” ! De toute manière le travail étant standardisé et spécialisé au maximum, il n’est pas long de former un nouveau collaborateur…

Propos recueillis par La Galette

[1] Chiffres de STATENT (statistique structurelle des entreprises).

[2] Le Secrétariat d’Etat à l’économie.

[3] Voir à ce sujet l’article du 23 avril 2017 “ RailFit : ou comment les CFF exploitent les travailleurs” sur ce site.

[4] La philosophie Kaizen est un point central de la méthode “Lean”. Ce mot peut être traduit par “changer pour mieux” ou encore “amélioration continue”.

[5] L’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact) est un établissement public administratif français créé en 1973 régi par le code du travail. Installée à Lyon, elle est placée sous la tutelle du ministère en charge du Travail.

[6] Article du 09.10.2012 publié sur le site de l’ANACT: “Lean. La performance visée s’obtiendrait-elle au détriment des conditions de travail ?”