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La Chevalerie du Travail française – 1ère partie

Jusqu’où faut-il remonter quand on s’intéresse au syndicalisme en France ? Plusieurs réponses sont possibles. On peut s’intéresser aux compagnonnages, bien antérieurs à la Révolution française et qui furent interdits par la loi Le Chapelier en 1791 ; on peut évoquer la Révolution de 1848 ; la Commune de Paris en 1871 ; la légalisation des organisations ouvrières en 1884. Souvent, on évoque les débuts de la CGT (1895) et la Charte d’Amiens de 1906. Nous allons évoquer ici la Chevalerie du Travail française (CTF), une tentative « oubliée » qui offre un intéressant éclairage sur les sources du syndicalisme révolutionnaire de la Belle Époque.

Il y a des moments décisifs où les changements économiques, sociaux, politiques… rendent nécessaire l’invention de nouvelles structures. Certaines sont éphémères, d’autres se cristallisent et se perpétueront longtemps avant leur décadence. La CTF appartient à la première catégorie. Les historiens n’en parlent pas souvent. Maurice Dommanget lui a consacré un gros bouquin (plus de 500 pages) publié à Lausanne en 1967[1]. Une recherche minutieuse des traces éparses (correspondances privées, quelques apparitions publiques et de rares témoignages) laissées par cette société secrète, dont les membres avaient pour habitude de brûler les procès-verbaux après les avoir lus à l’assistance la réunion suivante.

Un produit d’importation

La première Chevalerie du Travail, l’Ordre des Knights of Labor (K. of L.) a été fondée aux Etats-Unis en 1869. Ouvert aussi bien aux travailleurs qualifiés qu’aux non-qualifiés, cet « ordre » se distingue des groupements professionnels exclusifs qui existaient déjà outre-Atlantique. Comme d’autres mouvements de cette époque qui revendiquent pour les ouvriers la jouissance du produit de leur travail, il soutient en priorité la création de coopératives de production et l’éducation populaire. Société secrète, pour tenter d’échapper à la répression, ses rituels, proches de ceux de la franc-maçonnerie, frappent les esprits. Même si, en théorie, les K. of L. souhaitent éviter les grèves et demandent la mise en place d’institutions d’arbitrage, ils vont constituer une organisation de masse qui soutiendra de grandes grèves dans le rail, les mines, les industries du verre, du bois… Manifestations, boycotts, sabotages, violation des propriétés patronales… sont à mettre à leur actif. Des héros du prolétariat américain comme Maman Jones et Albert Parson, l’un des martyrs de Chicago, en feront partie.

Les K. of L. connaissent leur apogée en 1886 avec 729’000 membres, puis déclinent. En 1893, quand la Chevalerie du Travail apparaît en France, ils ne sont plus que 75’000. L’intense répression qui suivit les événements de Haymarket Square à Chicago et la grève des chemins de fer à la Texas and Pacific Railroad ; un recrutement large et hétéroclite ; une centralisation extrême ; la concurrence d’autres associations comme l’American Federation of Labor expliqueraient ce recul.

La CTF va s’inspirer des usages et de la structure de sa grande sœur américaine : symboles, cérémonies d’initiation, assemblées locales indépendantes les unes des autres (appelée en France : chantiers) et ayant des orientations politiques différentes suivant les endroits. Au niveau supérieur, la structure prévoit des assemblées de district et un congrès national. Chaque structure a son bureau (exécutif) constitué de plusieurs « officiers ». Pour l’ordre entier, le bureau est dirigé par un « grand maître » doté des pleins pouvoirs.

En Belgique

Les K. of L. eurent un rayonnement international, notamment en Belgique ou des verriers ayant temporairement émigré aux Etats-Unis les firent connaître au moment des troubles de 1886 qui, suite à une manifestation de sans-travail, débouchèrent sur des coups de feu, sabotages, mises à sac d’usines et autres incendies de châteaux. Par la suite, c’est avant tout chez les mineurs que cette Chevalerie du travail recruta en masse, devenant ainsi la « première et formidable union syndicale » belge. Lors d’une grève massive de plusieurs semaines, dès le 1er mai 1891, plus de 100’000 mineurs se mobilisèrent pour revendiquer une réduction de la journée de travail et le suffrage universel. Le parti ouvrier belge (POB) qui soutenait cette seconde revendication se désolidarisa du mouvement après trois semaines et les chevaliers du travail, qui poursuivirent la grève jusqu’en juillet furent victimes d’une répression féroce. Pourtant quelques années plus tard, en 1895, les deux entités devaient fusionner après l’obtention du suffrage universel et l’élection de chevaliers dont Jean Caeluwaert – ancien mineur – député de Charleroi. Toutefois, certains irréductibles refusèrent la fusion avec le POB et maintinrent longtemps une tradition de lutte ouvrière d’action directe.

A la différence de ses prédécesseurs américaine et belge, la Chevalerie du travail française ne sera pas une organisation syndicale. Pourtant de nombreux syndicalistes ainsi que des socialistes révolutionnaires et réformistes y feront leurs armes. Nous y reviendrons.

[1] La Chevalerie du Travail française, 1893-1911, Ed. Rencontre, 1967.