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Cet été, j’ai lu un peu par hasard le livre d’Olivier Basso : Politique de la Très grande entreprise (PUF 2015). Sur le moment, j’ai eu le sentiment d’apprendre des choses, mais quand j’ai voulu en faire part à mon entourage, le charme était rompu. Mes interlocuteurs me disaient que j’alignais des banalités, que tout ça on le savait déjà et depuis longtemps. Ce qui ma paru éclairant, mais difficile à restituer, c’est qu’à un moment donné, en prenant de l’ampleur, les choses changent de nature et on entre dans une ère nouvelle. C’est peut-être ce qui se passe avec les multinationales.

La conclusion de l’auteur, comme quoi il faudrait insuffler de la démocratie au sein des très grandes entreprises, fait bien sûr doucement rigoler, d’autant que le projet d’Olivier Basso est des plus minimalistes, puisqu’il préconise l’organisation de plébiscites internes (e-démocratie) dont l’objectif serait de donner plus de légitimité au PDG (!) vis-à-vis des actionnaires qui dominent désormais ces sociétés. Améliorer la gouvernance, éviter les conflits, voilà bien du pain que nous ne mangeons pas. Ce ne sont pas les propositions de l’auteur qui intéressent dans ce bouquin, mais le constat qu’il fait sur notre temps.

Les grandes entreprises sont de plus en plus grandes : Walmart (grande distribution) emploie 2,2 millions de personnes ; McDonalds (groupe et franchisés) 1,7 millions… Elles dégagent des bénéfices inimaginables : 94,13 milliards de dollars pour Vodaphone en 2013 ; 37 milliards pour Apple la même année…
En France, le chiffre d’affaire des 58 plus grandes entreprises a doublé en 20 ans, alors que celui des entités plus petites a légèrement baissé. Entre 1992 et 2010, ces grandes entreprises ont assuré 90% des investissements et 90% des dividendes versés. En d’autres temps, on appelait ça la concentration du capital. Le processus se poursuit.

L’objectif principal des entreprises cotées en bourse est de permettre aux actionnaires de percevoir des bénéfices (dividendes et augmentation du cours des actions). Que le capital exploite le travail, on le sait, mais le profil des actionnaires change. Les investisseurs institutionnels (fonds de pensions, compagnies d’assurances, fonds de placements…) sont désormais dominants. Ils recherchent une rémunération standard, comparable à celle produite par d’autres placements du même genre. Les rendements des différentes firmes sont ainsi mis en concurrence. Il en découle «une prise de pouvoir par les financiers au détriment des industriels » qui est à l’origine d’une grande instabilité. Celle-ci provient aussi de la possibilité qu’ont désormais les sociétés par actions de racheter une partie de leurs titres, pour augmenter la valeur de ceux de leurs actionnaires, comme l’autorise en France par exemple, la loi Strauss-Kahn du 2 juillet 1998. Cette pratique favorise la spéculation au détriment de l’investissement. Les objectifs productifs passent au second plan, la performance boursière à court terme est déterminante. Il s’en suit des « licenciements boursiers », des délocalisations et autres restructurations. «L’espérance de vie moyenne des entreprises cotées est passée de 65 ans dans les années 1920 à moins de 10 ans dans les années 1990 » : faillites, mais aussi absorption par d’autres entreprises concurrentes, découpages…

Poids politique et normatif

Les très grandes entreprises sont des acteurs politiques internationaux. Par leur travail de lobbying auprès des parlements et leur participation aux réunions des maîtres du monde (Forum de Davos, think tanks, etc.), elles pèsent sur les décisions qui touchent aux principaux problèmes mondiaux.

Pour l’auteur, elles sont désormais de véritables acteurs politiques qui détiennent un monopole de la violence légitime et déterminent les autres institutions. La violence c’est, entre autres, celle qui est exercée sur les « collaborateurs » comme le harcèlement ou la contrainte à réaliser des activités contraires à ses valeurs. Le pouvoir sur les Etats provient notamment des traités commerciaux internationaux. Les pays qui souhaitent prendre des mesures sociales ou environnementales ayant des effets restrictifs sur les « futurs profits espérés » peuvent être sanctionnés. « Les multinationales peuvent (…) réclamer devant des tribunaux d’arbitrage des indemnisations considérables. (…) la puissance de feu financière et légale des grandes multinationales excède celle des Etats de petite et moyenne puissance… ». Afin d’éviter les poursuites et les sanctions financières, ou des délocalisations, les parlements infléchissent la législation dans un sens favorable aux bénéfices des multinationales…

D’un autre côté, les firmes transnationales transforment les consciences de leurs employés grâce à la « culture » d’entreprise et du fait d’un modèle de management de plus en plus homogène. L’« esprit d’entreprise » déteint sur la société dans son ensemble. L’individu est incité à développer ses « actifs » (santé, savoir-faire, compétences…) et à pratiquer le « marketing de soi » par le moyen des réseaux dits « sociaux » par exemple. Comme l’affirmait un PDG de BNP-Paribas « Les entreprises sont un peu des laboratoires du vivre ensemble à l’échelle internationale… ».

En réaction au pouvoir des multinationales, une bureaucratie d’Etat se développe sous prétexte de contenir la puissance économique ou d’y remédier. Ainsi la marchandisation et la bureaucratisation se renforcent mutuellement.

L’ouvrage ne s’intéresse pas à celles et ceux, de plus en plus nombreux, qui sont en marge de la vie et de l’influence des très grandes entreprises, soit par rejet de leurs produits et de leurs valeurs, soit plus souvent parce qu’ils en sont exclus. A côté du « meilleur des monde », il y a un autre monde. Il ne s’agit plus, comme au temps du mouvement ouvrier, d’une contre-société en marche, mais d’individus isolés ou de communautés repliées sur elles-mêmes. Quels liens pourront se tisser entre les « collaborateurs » exploités, imprégnés de culture managériale, qui s’accrochent à des emplois de plus en plus instables et les personnes que le système rejette ?

Par certains aspects, la société actuelle ressemble à celle de l’Ancien Régime : d’un côté des corporations puissantes qui monopolisent et déterminent la production et le commerce ; dans les faubourgs, des « petits » qui luttent à armes inégales contre leur monopole et enfin, battant la campagne, la masse des gueux… Sauf que les enjeux environnementaux, militaires, politiques et démographiques sont complètement différents qu’à la veille de 1789. Repenser la révolution et les mouvements sociaux face aux changements, c’est vite dit, mais nécessaire.

Ariane