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Eric Sadin a écrit trois livres intéressants autour de la question numérique et de son emprise. C’est donc avec enthousiasme que l’on a commencé la lecture de son nouveau livre, L’ère de l’individu tyran : la fin d’un monde commun, dans lequel il dit s’intéresser à l’impact des technologies numériques sur la société. La déception fut au rendez-vous.

Nous pensions tenir-là un penseur critique utile à nos émancipations futures et nous avons un énième renfort venu grossir le rang des intellectuels « de régime » avec, en sus, un positionnement vraiment tordu. En effet, Sadin, fort de sa vraie expertise dans le domaine numérique, livre une analyse recevable, même si unilatéralement à charge, des réseaux sociaux et la peste émotionnelle qu’ils répandent souvent. Mais c’est pour, finalement, attribuer les caractéristiques de cette peste aux individus des classes populaires qui contestent. Réquisitoire mené au nom de la restauration d’une vague démocratie participative apaisée. Sadin, rembourse !

Digest libéral

Ce livre contient, grosso-modo, trois parties. La première établit, sur le mode express, la généalogie de l’idéologie individualiste libérale. Sadin relève d’emblée, et à juste titre, le mensonge originel d’une doctrine qui « entendait à la fois préserver les héritages acquis par la naissance et favoriser l’initiative privée, tout en refusant d’organiser les conditions d’un bon équilibre de chacun ». Il a compris que, d’emblée, le ver est dans le fruit quand Locke inscrit le respect absolu de la propriété privée comme point cardinal de ce qui va être le libéralisme. Rien de nouveau sous le soleil, mais ce n’est jamais inutile de rappeler le bobard originel de la pensée politique dominante qui nous pourrit la vie.

De Locke on passe fissa sur le 19ème avec, quand même, mention faite de la résistance à cette idée libérale par les socialismes (Proudhon est cité) pour arriver au 20ème envisagé comme le siècle du triomphe libéral. Après la deuxième guerre, les individus se rangent comme un seul homme à l’idéal libéral motivés par l’accession à la consommation tout azimut : le bonheur est dans le frigo. Pas une ligne sur les résistances à ce mouvement qui semble, sous la plume de Sadin, généralement suivi avec enthousiasme. Tout au plus, la vision de Sadin inclut rapidement les tentatives nazies et staliniennes comme contrechamp.

Cette histoire schématique n’a pour but que d’assoir la démonstration qui fait l’objet du livre et tout commence vraiment à la fin du 20ème siècle lorsque « l’individualisme libéral qui aspirait à l’autodétermination des citoyens, mais au sein d’un ensemble commun, prend dorénavant la forme d’une personnalisation des conduites assez indifférente à tout horizon collectif ». C’est le néo-libéralisme comme moteur de tous les aspects de la vie qui crée un nouveau type d’individu ; l’individu-tyran d’aujourd’hui dont l’auteur se veut le découvreur. Un petit problème se présente-là qui va vicier le livre dans son entier. Sadin ne se donne jamais la peine de définir cet « ensemble commun » dont il est question. On comprendra juste que ce commun était enviable et que sa perte est dommageable.

Nos vies numériques

Nous entrons, le décor posé, dans le vif du sujet : ce que les techniques numériques font de nous. Cette partie est la plus intéressante et on sent que Sadin est informé et a travaillé ces questions. Il y a même un certain brio littéraire dans ces pages qui, passant du smartphone à Tinder via Instagram, regardent du côté du Barthes des Mythologies. L’époque est analysée au travers de ses objets saillants qui sont tant des choses physiques que des applications. On ne peut que suivre l’auteur lorsqu’il met en avant les changements radicaux que l’internet, le téléphone portable et les réseaux sociaux ont apportés à nos quotidiens. C’est non seulement la communication qui est bouleversée, mais encore le rapport global à la société et aux autres. Ici, le livre vaut pour son rôle de catalogue de ces applications phares que sont Facebook, Twitter, Instagram (etc.), de leurs usages et de leurs implications en termes tant sociaux et économiques que psychologique voire anthropologique.

Ainsi, sont mises en avant, entre autres, la culture du clic et du like de facebook, celle de la punchline de twitter et celle de la mise en scène de soi d’Instagram. Sadin montre comment ce nouvel univers pensé pour que chacun puisse s’en sentir le centre renforce et amplifie l’individualisme libéral originel. Ce moi hypertrophié se voit doté d’un pouvoir d’agir autonome : je peux commander à manger, un taxi, un partenaire sexuel (etc.) d’un simple clic. A cela s’ajoute une capacité à juger et sanctionner : je note mon chauffeur, le restaurant, une organisation (etc.). Enfin, les capacités d’intervention et d’expression sont décuplées : je peux commenter, m’indigner, réagir, etc. Pour Sadin, tous ces facteurs ont donné naissance à la « sensation d’une suffisance de soi » chez les individus. Au moyen de ces applis, ceux-ci, par ailleurs socialement de plus en plus esseulés, commandent aux choses et présentent leur avis sur tout à tous. Dans un double mouvement, le néolibéralisme, cassant le monde commun, a isolé les individus et les a livrés à une vie numérique marquée par l’individualisme tout puissant. Toutes les conditions sont réunies pour l’avènement de l’individu tyran de Sadin.

Rage et rancune

C’est ici que débute la troisième partie du livre qui présente la thèse « originale » après des considérations certes intéressantes mais, pour l’essentiel, lues ailleurs.

On peut suivre Sadin sur la terrible inflation actuelle des discours et sur la confusion qui tend à s’établir entre parole et action. D’aucun qui poste un billet sur Facebook, réagit à un tweet ou signe une énième pétition en ligne a le sentiment d’avoir accompli quelque chose ou de s’être positionné dans un débat général. Mais rien n’a été fait et le débat s’avère généralement sans objet précis et sans débouchés réels. Les fronts fluctuent sans cesse et toute sédimentation étant impossible, c’est l’éternel recommencement qui s’installe.

Par contre, Sadin commence à nous inquiéter sérieusement quand on comprend que, pour lui, le seul vrai résultat de ce processus numérique c’est que la rancœur et le ressentiment des foules frustrées ont trouvé là moyen de se manifester. Et là, nous avons droit à des dizaines de pages dans lesquelles l’auteur traite obsessionnellement de la rancœur (ce mot est le leitmotiv de cette longue séquence), du ressentiment, du désir revanchard qui animent les foules derrière leurs écrans. L’individu que son smartphone et ses applis a fait se sentir tout puissant enrage devant ce que le monde lui oppose et libère cette colère sur les réseaux. On sent Sadin saisi par la bonne vieille terreur versallaise devant le peuple qui s’exprime. Ces individus qu’il observe sur les réseaux sociaux sont réduits à des amas de haine brute. Car ces gens-là ne sont mus que par leurs « affects négatifs » organisés autour de cette rancœur centrale qui les constitue presque tout entier. Ce qui est totalement dérangeant, c’est que la part du négatif des réseaux sociaux se trouve plaquée sur les individus ordinaires pour les définir intégralement.

On rencontre un fait stylistique révélateur permanent dans tout le livre : chaque fois qu’il est question des raisons présidant à cette rancœur, Sadin emploie le conditionnel. Ainsi, la « rage […] s’origine dans des torts estimés avoir été soufferts ou de supposés affronts vécus au présent ». Le ressentiment des individus est toujours le fruit d’un « ressenti » d’une perception purement subjective : les individus « s’estiment bafoués et niés ». Bizarrement Sadin ne nie pas l’ampleur des inégalités et la casse sociale qui les accompagnent, mais c’est toujours dans des constats généraux et sans établir le moindre lien objectif avec les mécontentements exprimés. Sa logique paradoxale est la suivante : le néo-libéralisme allié à des états complices a institué une réalité profondément inégalitaire qui conduit les gens à « avoir le sentiment » qu’ils sont floués. Pourquoi ne pas dire que la majorité des individus l’est sans aucun doute possible ?

Parce que cela empêcherait la démonstration du livre en reconnaissant au moins un début de légitimité au « ressentiment » et en l’inscrivant dans une démarche un tant soit peu rationnelle. Il lui faut pour valider ses conclusions et sa conception politique que le mécontentement soit vierge de toute raison, de tout raisonnement, de toute véritable pensée. Condition nécessaire à l’existence de son individu tyran qui ne vit sa condition sociale que sur le mode de la blessure existentielle et n’y réagit qu’au moyen d’émotions… négatives qui plus est !

Les hordes jaunes

Ces foules hurlantes et haineuses ne sont pas politiques, elles n’ont pas de projet politique, elles se situent hors du champ politique dans une sorte de zone barbare. Preuve en sont les gilets jaunes qui n’ont pas été capables de faire advenir un programme digne de ce nom et, plus déterminant encore aux yeux de l’auteur, n’ont pas accepté d’avoir des représentants. Sadin ne peut ou ne veut imaginer que des gens qui ont vus, décennies après décennies, toutes les promesses politiques trahies, trahisons qu’il reconnaît d’ailleurs tout à sa logique paradoxale, sont devenus rétifs à toute délégation de leurs revendications. Mais il est vrai que, selon le schéma sadinien, ces gens-là réagissent mais ne pensent pas, enchaînées à « un des affects les plus viscéraux […] : la colère ». Pour Sadin, les gilets jaunes ne fabriquent jamais du commun mais sont juste une collection d’êtres en souffrance, chacun brandissant sa seule blessure intime.

Il n’a pas dû lire les très nombreux textes et déclarations produites collectivement à l’intérieur de ce mouvement. Il n’a pas dû voir les manifestations où la solidarité qui s’y est manifestée a participé à la naissance d’une conscience commune comme il ne nous en avait pas été donné de voir depuis longtemps ! Il était trop occupé à regarder les programmes télévisés où il « surprenait les corps, les visages, les regards […] de celles et ceux qui avaient enduré dans leur chair les effets de la mondialisation » et « apercevait une réalité qu’on ne voulait pas voir ». Tout est dans ce « on » qui appelle un « eux », les deux termes qui structurent la pensée politique d’un auteur qui découvre que le pays est habité par des « autres » ! Tout est aussi dans cette « chair », encore une fois le vocabulaire de la sensation que, tout au long du livre, Sadin réserve exclusivement au peuple des réseaux et des ronds-points. Cet ailleurs ensauvagé où « plutôt que de faire pression auprès des politiques et de la société civile afin de voir sa dignité reconnue, se manifestent des affects négatifs vu qu’ils prennent la forme de prétentions qui entendent s’imposer coûte que coûte, relevant alors de « particularismes autoritaires » puisque niant – au nom de torts estimés avoir été soufferts […] – les faits fondamentaux de la réfutation, de la concertation et de la portée générale de toute règle et du droit ». En fait, le peuple occupe des ronds-points mais ne sait pas se tenir… à sa place.

Tocqueville, au secours !

Cette formulation toute théorique n’est pas par hasard digne d’un manuel de philosophie politique bon teint car s’y tient une pensée politique qui ne l’est pas moins. C’est le moment pour Sadin de livrer sa pauvre vision politique : la démocratie bourgeoise que les furies du net et des manifs ont le culot de ne plus vouloir respecter. Ce modèle, « beau » comme un salon de l’Élysée, est défini par la « possibilité de toute vie en commun érigée sur les principes conjoints de la liberté d’expression de tous, du droit à la contradiction et de l’impératif d’aboutir in fine à des formes d’accord ». Vacuité de formules qui renvoient à un idéal de bonne gouvernance dans lequel les contradictions sociales trouvent leur résolution dans le débat, l’accord et le respect de la loi. Sadin ne connaît pas la lutte des classes. C’est d’ailleurs sous l’égide de Tocqueville, prince de la pensée bourgeoise la plus hypocrite à masquer les rapports de classe et icône de toute l’élite française « de cour », que s’achève son livre. Un Tocqueville qui, on le sait, mettait préventivement en garde contre tous les gilets jaunes à venir et la dictature de ces majorités populaires. Idée que Sadin recycle avec son concept d’individu-tyran qui rend impossible tout gouvernement ! « Plantés devant leurs écrans […] dans un rejet radical de tout compromis […] les individus positionnés « en bas » se sentent en position de force, et ceux positionnés « au sommet » […] se trouvent dorénavant en permanent position d’instabilité ». Il est certain que lors de l’épisode en jaune, le sens du compromis du pouvoir a, c’est le cas de le dire, crevé les yeux ! Quand Sadin parle du pouvoir, c’est juste pour déplorer la méfiance qu’il inspire dorénavant de plus en plus au peuple. Sa légitimité ne semble faire aucun doute dans la mesure où, in fine, il ne conçoit même pas qu’on puisse le contester en tant que tel.

En fait, Sadin a peur des gueux même si, tels ces nobles éclairés de l’ancien régime, il a du cœur et comprend leurs souffrances. Mais pas au point d’envisager ces dernières comme résultant de l’organisation politique, sociale et économique de la société voulue par le pouvoir. Il dénie aux paroles et actions des gens ordinaires toute portée politique dans la mesure où celles-ci ne s’inscrivent pas dans le cadre, non négociable, de la démocratie représentative bourgeoise. Même si ce modèle démocratique libéral dissimule de plus mal sa véritable nature oligarchique, Sadin s’échauffe la bile en vociférant contre ces « hordes » qui n’aspirent qu’à « brûler les derniers lambeaux du contrat social dans une fureur sans frein ». Pas moins.

Vive la police

Preuve en est que ces furieux s’en prennent à la police ! A ce sujet, on a droit à une litanie de faits divers au cours desquels la police s’est faite attaquer par des « affects subjectifs qui s’expriment dans la rage, ne visant aucun objectif concerté, ne construisant rien de tangible« . Tout y passe : banlieue soumise à la loi des caïds, jeunes qui visent les institutions de la République, Blacks blocks qui  » saccagent à tout va comme s’il signalait là un nihilisme sans retour « . Sadin a horreur de la violence, enfin quand elle vient d’en bas. De celle du haut, il ne dit rien. En fait, il parle de ce qu’il ne connaît visiblement pas : sa vision de la banlieue est celle des JT et son analyse des blacks blocks est nulle. Mais ce n’est pas important. Cela suffit à apporter de l’eau à son manège sur lequel il fait tourner ses hordes composites, hors de contrôle et vierges de toute rationalité. Pour trouver argument, Sadin ne fait pas la fine bouche et mélange un peu tout : on aura notamment droit à un passage sur les meurtres de masse comme ceux de Colombine, à une analyse du sweat à capuche (tiens, tiens…) comme marqueur du tournant implosif et à un passage assez hallucinant sur l’antisémitisme nouveau qui trouve son origine « au forum des ONG qui se tint à Durban en 2001« . Passage qui mériterait à lui seul un développement.

Grosse fatigue

On sort de ce livre épuisé, notamment par l’utilisation répétitive du lexique du ressentiment, de la rancœur et de la haine, le seul qu’emploie Sadin pour définir les classes populaires. Le seul moment de positivité un peu propositionnel est la conclusion, le moment « conte de fées » sadinien où l’auteur se fait le héraut « d’une politique qui défendrait avant toute chose quelques principes tenus pour fondamentaux – plus encore – vitaux : le respect de la dignité et l’intégrité humaine, le souci de garantir à tous équité et justice, de favoriser le meilleur épanouissement de chacun, de ne pas souiller la biosphère et nos corps« . Il y a trois pages comme ça de pétitions de principes amphigouriques. Leur point commun ? Les choses iront mieux si le pouvoir sait écouter la rumeur qui vient d’en bas mais pas question de renverser la table ! Il est certain que l’on peut constater, notamment ces jours-ci, à quel point le pouvoir politique français est tout à fait prêt à faire advenir la démocratie bienveillante que Sadin appelle de ses vœux. Sadin, rembourse !