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Alors que les troupes russes lançaient leur attaque contre l’Ukraine, Carlos Taibo – professeur de sciences politiques et auteur de plusieurs ouvrages sur la Russie et l’Ukraine – publiait sur son blog un long article(1) qui nous aide à comprendre les enjeux de ce conflit. Nous en proposons ici de larges extraits, librement traduits.

Face à ce qui se passe actuellement en Ukraine, les télévisions, radios et journaux reproduisent, une fois encore, ce conte de fée qui nous parle du courage des puissances occidentales qui seraient venues en aide à un petit pays pour affronter la barbarie de Moscou.

Celles et ceux qui me connaissent le savent, je ne crois pas aux solutions militaires et j’aimerais que dans l’Europe centrale et orientale, et sur toute la planète, se développe un rapide processus de démilitarisation dont les peuples tireraient un grand profit et qui laisserait, par contre, en mauvaise posture les bâtisseurs d’empire. Qu’il soit clair que je n’ai aucune sympathie pour la réalité que Vladimir Poutine a imprimé à la Russie. Je parle d’un gâchis fait d’autoritarisme, de nationalisme à caractère souvent ethnique, de la cupidité des oligarques, d’une situation sociale plombée par des inégalités insensées, d’un véritable génocide en Tchétchénie et de la répression de toute dissidence.

Je crois cependant que nous aurions tort d’oublier, comme le font sans cesse les médias, que Poutine est en grande partie le produit des politiques occidentales caractérisées par l’arrogance et l’agressivité. Il est vrai que pour rendre compte de l’attitude du président russe, des facteurs internes et une longue inertie historique jouent un rôle. Mais il faut aussi comprendre, même si ce n’est pas évident, qu’une bonne partie du comportement de la Russie de Poutine est une tentative de réponse à l’ignominie occidentale. Si l’on en croit les médias, du fait que de nombreux éléments de la vie politique, économique et sociale russes méritent ouvertement d’être contestés, il faudrait en conclure que tout ce que fait la Russie sur le plan international est également méprisable. Une telle manière de voir les choses a une conséquence pour le moins problématique : elle fait disparaître toute considération critique de ce qu’ont fait et font les puissances occidentales, avec à leur tête les Etats-Unis et cette « organisation philanthropique » qu’est l’OTAN. Nombre de nos médias semblent se contenter de répéter les slogans du Département d’Etat nord-américain.

Je vais essayer d’appuyer ce qui précède par une demi-douzaine d’observations. Il faut rappeler tout d’abord qu’à la fin des années 1980 et au début des années 1990, les puissances occidentales se sont fermement engagées, à plusieurs reprises, auprès de leurs interlocuteurs soviétiques et russes – d’abord Gorbatchev, puis Eltsine – à ne rien faire pour acculer une Russie à laquelle elles semblaient disposées à offrir de sérieuses garanties en matière de sécurité. Le moins que l’on puisse dire c’est que ces trente dernières années, et dans les faits depuis le début de cette longue période, ces promesses n’ont pas été tenues.

En second lieu, avec l’OTAN comme principal instrument, les Etats-Unis ont encouragé l’incorporation au sein de leur Alliance militaire d’une poignée de pays qui faisaient auparavant partie de l’URSS – les trois républiques baltes – ou alliés, bien que par la force – la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie, la Hongrie, la Roumanie et la Bulgarie. De ce fait, un véritable encerclement de la Russie s’est produit, visant à limiter autant que possible la réémergence d’une grande puissance en Europe de l’Est. Il importe donc de souligner – ce que montrent clairement les cartes – que le scénario du conflit actuel se produit à la périphérie de la Fédération de Russie et non dans un territoire proche des Etats-Unis qui mettrait en péril la sécurité de Washington ou de San Francisco. Comment réagiraient les Etats-Unis si une alliance militaire hostile était présente au Canada et au Mexique ?

Troisièmement, la Russie a tout essayé avec l’Occident. Parmi ce qu’elle a tenté, bien que ce soit souvent oublié, il y a eu la collaboration franche et loyale avec ceux qui aujourd’hui sont apparemment ses ennemis frontaux. Cette collaboration était évidente au cours des cinq premières années de la présidence d’Eltsine. Mais elle s’est aussi affirmée, et c’est bien plus important, au début de la présidence de Poutine. On a vite oublié qu’en 2001, celui-ci avait offert un chaleureux et honteux soutien à l’intervention militaire américaine en Afghanistan et qu’il a gardé un silence complice, à nouveau lamentable, deux ans plus tard lors de l’intervention en Irak. Poutine était alors beaucoup plus préoccupé par les résultats des géants pétroliers russes.

Quelle a été la réponse américaine à la complaisance de la Russie face au soubresaut impérial de Washington au Proche et au Moyen-Orient ? Elle a consisté essentiellement à maintenir les programmes liés au bouclier antimissile – visant impudemment à réduire la capacité de dissuasion des arsenaux nucléaires russe et chinois – ; à promouvoir un nouvel élargissement de l’OTAN – dont les bénéficiaires furent les républiques baltes déjà mentionnées – ; à traîner les pieds pour démanteler les bases militaires que, avec l’assentiment de la Russie, les États-Unis avaient déployées en 2001 dans le Caucase et en Asie centrale ; en stimulant les « révolutions de couleur » qui ont amené des gouvernements hostiles à Moscou en Géorgie, en Ukraine et au Kirghizstan ; et en refusant à la Russie tout traitement commercial privilégié. Ce que nos médias ne veulent pas voir, c’est que le Poutine d’aujourd’hui a vu le jour dans le scénario que je viens de mal décrire : celui d’une arrogance de l’Occident, incapable de reconnaître que la Russie méritait quelque récompense pour sa docilité.

Quatrième point. Il faut souligner que, malgré les apparences, la situation a empiré pour Moscou en 2013-2014 du fait des crises ukrainiennes : Maïdan, la destitution de Ianoukovitch, la Crimée, le Donbass. La Russie a certes incorporé la Crimée dans sa fédération et a fini par contrôler une petite partie de l’Ukraine orientale, mais dans les faits – et c’est étonnant qu’on l’oublie – elle perdu le contrôle de la majeure partie du territoire ukrainien, qui a clairement basculé vers l’Ouest. Dans la géopolitique américaine, comme dans la géopolitique russe, il existe une thèse ancienne et controversée qui suggère que Moscou est à la tête d’un empire si elle domine l’Ukraine, mais que cela cesse immédiatement, si cette domination s’estompe. Je soupçonne que dans la perception des dirigeants russes, cette thèse a été plus importante que les éventuels gains territoriaux en Crimée et dans le Donbass.

Cinquièmement, les médias occidentaux ont visiblement édulcoré la situation de l’Ukraine contemporaine. Si je comprends parfaitement que ce pays – ses habitants – est à bien des égards victime de l’indigence et de l’arrogance impériale des uns et des autres, il ne faut pas oublier que c’est un territoire marqué – de façon indélébile – par la corruption et l’autoritarisme. Bien sûr, le panorama n’est pas très différent en Russie. Le parlement ukrainien a été décrit comme un parlement des riches ; député et oligarque semblant aller de pair. Autre élément inquiétant, la puissante influence de la droite réactionnaire dans un grand nombre de sphères de la société. En outre, depuis son indépendance en 1991, l’Ukraine est restée un Etat unitaire qui ne reconnaît qu’une seule langue officielle : l’ukrainien et ce, en sachant qu’une partie importante de la population est de langue maternelle russe. Je vous rappelle qu’en 2014 et 2015, les accords de Minsk, qui devaient ouvrir la voie à une paix durable dans le Donbass, demandaient aux autorités ukrainiennes de fédéraliser le pays, ce qui n’a jamais été mis en œuvre.

Je dois inclure dans cette liste d’affronts, un sixième point qui ne devrait pas nous échapper. Je ne sais pas ce qui se passera dans les mois à venir, mais il est utile de rappeler qu’en 2006 et 2009 deux crises se sont produites, provoquée par des différends commerciaux entre la Russie et l’Ukraine. Elles ont entraîné pendant quelques heures l’interruption des livraisons de gaz naturel russe à l’Union européenne. Par contre, il est frappant de relever que lors de la guerre qui a débuté dans le Donbass en 2014 – qui aurait fait 14’000 morts selon certaines estimations – ces approvisionnements n’ont jamais été interrompus. Puissant galant est Monsieur Argent, a écrit Quevedo. L’agressivité verbale et matérielle de deux rivaux supposés irréconciliables a disparu comme par enchantement quand le négoce était en jeu. S’il est vrai que l’Union européenne et en particulier certains de ses membres, ont une dépendance énergétique délicate vis-à-vis de la Russie, il n’est pas moins vrai que cette dernière a besoin des devises fortes que ses exportations énergétiques lui rapportent. Elle n’a actuellement aucun acheteur alternatif. Peut-être que je me trompe, mais il est probable que les sanctions que les puissances occidentales préparent ne vont pas toucher le commerce du gaz. Les nouvelles concernant le gazoduc North Stream II, qui n’est pas encore entré en service, n’affectent pas beaucoup la thèse que j’énonce ici avec prudence.

Septième et dernier point. Rhétorique et fanfaronnades mises à part, ce que recherchent les pays occidentaux – leurs entrepreneurs – en Europe de l’Est, c’est une main-d’œuvre bon marché à exploiter ; des matières premières raisonnablement intéressantes et des marchés modérément prometteurs. Dans ce sens d’ailleurs, ils ont souvent été main dans la main avec les oligarques russes et ukrainiens procédant en majorité, pour ces derniers, de l’est du pays. En coulisses, je suis obligé de le constater, les Etats-Unis sont comme un poisson dans l’eau : très éloignés de la scène du conflit, la crise actuelle leur vient comme un gant pour aiguiser les problèmes d’une Russie dont l’économie est exsangue et pour diviser une fois de plus l’Union européenne. Les désaccords de l’UE avec Moscou sur le gaz naturel et le pétrole affectent nettement moins Washington. Dans tout cela, l’UE doit payer pour les désastres découlant de son choix de suivre les injonctions nord-américaines.

Je termine : je ne voudrais pas que le lecteur, ou la lectrice, improbable de ces lignes en conclue que j’ai pris le train en marche de ceux qui estiment qu’actuellement, en Ukraine, se manifeste une confrontation aigüe aux fondements idéologiques établis. Des fascistes, il y en a sans doute dans de nombreuses structures du pouvoir ukrainien. Mais il y en a aussi dans la Russie poutinienne. Pour le dire d’une autre manière, Poutine n’a pas tort quand il dénonce l’oubli – au mieux – d’une partie de la société ukrainienne pour ce qui s’est passé entre 1941 et 1945. Par contre, ceux qui pensent que de son côté, ou de celui de ses alliés de Donetsk et de Lougansk, il existe un projet antifasciste ferait bien d’aller consulter un psy. Ce qui a gagné du terrain dans la Russie de Poutine, c’est un pitoyable mélange – que j’ai déjà signalé – de nationalisme rance, de valeurs traditionnelles, d’orthodoxie religieuse, d’oligarchie immorale, d’inégalités criantes, de militarisation, de répression et… d’une « saine » économie de marché. Je ne vois pas ce que cela aurait à voir avec l’antifascisme. Je pense plutôt que derrière toutes ces misères, il y a les éternels déchaînements impériaux à Washington, Bruxelles et Moscou. Dans ces guerres sales, comme dans certaines guerres propres, ce sont toujours les peuples qui perdent.

Carlos Taibo

1) La OTAN, Rusia y Ucrania: una glosa impertinente, 24 février 2022
https://www.carlostaibo.com/articulos/texto/?id=702