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oligarchie

La question de savoir comment sont prises les décisions dans une société humaine ne date pas d’aujourd’hui. Hérodote posait déjà la question : qui doit décider ? Un seul (la monarchie), une élite (l’oligarchie), tout le monde (la démocratie) ? Mais, dans ce classement, où l’historien grec aurait-il placé le régime actuel ? Car si le système des représentants s’est affublé du titre de démocratie, dans les faits, il s’apparente plus à une oligarchie. Autour des interrogations actuelles sur le concept de démocratie, il n’est peut-être pas inutile de préciser la genèse du système actuel. 

L’invention de la démocratie représentative.

« L’expression souveraineté par la volonté du peuple ne signifie rien que par opposition à la souveraineté par la grâce de Dieu […] Ces deux dogmes antagonistes n’ont donc qu’une existence réciproque »[1]. Le socle sur lequel repose la démocratie représentative est l’idée de souveraineté populaire : ceux qui sont au pouvoir y sont, car ils sont les représentants de cette souveraineté. Il faut remonter au XVII° siècle pour voir l’ébauche du concept de souveraineté populaire dans les écrits de Locke. L’origine de cette pensée s’inscrit dans un contexte historique particulier : la contestation de la monarchie absolue par la bourgeoisie anglaise qui veut participer aux décisions. En 1656, Henry Vane en expose les principes clairement : « La souveraineté complète et absolue du peuple, source unique de tout pouvoir ; un parlement, assemblée unique, seul représentant du peuple et seul en possession du gouvernement »[2].

Au XVIII° siècle, lorsque Rousseau reprend ce concept, il élabore un régime politique émanant de la volonté générale et ne conçoit pas que le pouvoir législatif soit détenu par le peuple autrement que directement. Mais la plupart des philosophes des Lumières ne l’entendent pas ainsi. Ils contestent l’absolutisme et cherchent donc une autre légitimation au pouvoir que le droit divin. Il leur faut bien admettre alors qu’il faut la chercher ici-bas. Pour faire reconnaître le gouvernement, il faut qu’il soit choisi par le peuple. Montesquieu l’explique très clairement : « Le grand avantage des représentants, c’est qu’ils sont capables de discuter les affaires. Le peuple n’y est point du tout propre, ce qui est un inconvénient de la démocratie (…). Il y avait un grand vice dans la plupart des anciennes Républiques : c’est que le peuple avait droit d’y prendre des résolutions actives (…) chose dont il est incapable. Il ne doit entrer dans le gouvernement que pour choisir ses représentants. »[3] Contrairement à ce qui est souvent affirmé, l’idée de démocratie représentative n’est donc pas née du souci de faire participer le peuple autant que possible aux décisions, mais, au contraire, le moins possible, tout en se réclamant de lui. Il s’agit en fait de vider le terme « démocratie » de son sens propre pour légitimer un nouvel Etat.

Rousseau lui-même n’entend élargir la prise de décision qu’à la bourgeoisie : « C’est la plus saine partie de la République, la seule qu’on soit assuré ne pouvoir, dans sa conduite, se proposer d’autre objet que le bien de tous »[4]. Et s’il admet qu’« à l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre, il n’est plus » c’est pour mieux écarter la démocratie directe des grecs anciens : « Tout bien examiné, je ne crois pas qu’il soit désormais possible au souverain de conserver parmi nous l’exercice de ses droits, si la cité n’est très petite. […] A prendre le terme dans la rigueur de l’acceptation, il n’a jamais existé de démocratie, et il n’en existera jamais. »[5] Les représentants seraient donc un mal nécessaire…

Pendant la Révolution française, les disciples des philosophes du XVIII° mettent en pratique cette théorie politique nouvelle. Dès le départ, il est bien clair qu’il ne s’agit pas de donner le pouvoir de décision à tous, mais de désigner ceux qui gouverneront au nom de tous. Turgot et Condorcet sont de fervents partisans du suffrage censitaire, Camille Desmoulins approuve le législateur antique d’avoir « retranché du corps politique cette classe de gens qu’on appelait prolétaires »[6]. Bien sûr, il fallut faire des concessions aux sans-culottes qui avaient pris le terme démocratie au pied de la lettre, pour ce qu’il était au départ, un système où les décisions sont prises directement, par l’ensemble des citoyens. Il fallut, un temps, établir le suffrage universel masculin, accepter d’écouter la vindicte populaire, mais Robespierre marque la limite à ces concessions : « La démocratie n’est pas un Etat où le peuple, continuellement assemblé, règle par lui-même toutes les affaires publiques, encore moins celui où cent mille fractions du peuple, par des mesures isolées, précipitées et contradictoires, décideraient du sort de la société entière. […] La démocratie est un Etat où le peuple souverain […] fait par lui-même tout ce qu’il peut bien faire, et par des délégués tout ce qu’il ne peut pas faire lui-même »[7].

L’Affirmation du système représentatif : une lutte contre la démocratie directe.

Parmi les porte-paroles des sans-culottes, des voix s’élèvent pour contester cette nouvelle oligarchie. Défenseurs de l’égalité sociale et du mandat impératif, des personnalités comme Jacques Roux, Leclerc de Lyon, John Oswald ou Sylvain Maréchal font entendre les revendications de la frange la plus radicale de la sans-culotterie. Ainsi, l’enragé Varlet écrit : « la souveraineté est le droit naturel qu’ont les citoyens, dans les assemblées, d’élire sans intermédiaires, à toutes les fonctions publiques, de discuter eux-mêmes des lois, de se réserver la faculté de rappeler et de punir ceux de leurs mandataires qui outrepassent leurs pouvoirs (…) ; enfin, circonstances particulières, [les mandataires] ne peuvent avoir force de loi, qu’ils n’aient été soumis à la sanction du souverain dans les assemblées primaires »[8]. Et, dans les faits, la Révolution française est le théâtre de cet affrontement entre partisans de la démocratie représentative et de la démocratie directe.

Les sans-culottes partent à plusieurs reprises exprimer leur conception de la démocratie devant l’Assemblée. Une délégation déclare en 1792 : « Les citoyens de Paris déclarent qu’ils ne reconnaissent les députés à la Convention que comme des rédacteurs d’un projet de Constitution et administrateurs provisoires de la République »[9]. Forts de la journée révolutionnaire de 10 août, les bras-nus poussent leur expérience de démocratie directe aussi loin qu’ils le peuvent. « C’est aux assemblées générales, tenues le soir, que l’on référait généralement pour toutes les questions importantes »[10] et les ténors de la Montagne, comme Robespierre, sont obligés de se déplacer dans les sections[11] pour faire valoir leur point de vue. Ainsi, une délégation des sections peut-elle se permettre de parler en ces termes à la tribune de la Convention : «  Le peuple qui nous envoie vers vous nous a chargé de vous déclarer qu’il vous investissait de nouveau de sa confiance, mais il nous a chargé en même temps de vous déclarer qu’il ne pouvait reconnaître, pour juger des mesures extraordinaires auxquelles la nécessité et la résistance à l’oppression l’ont porté, que le peuple français, votre souverain et le nôtre, réuni dans ses assemblées primaires »[12]. Cohérente, la Commune de 1792, qui est à la fois l’émanation des sections parisiennes et des fédérés qui sont venus de provinces pour défendre la Révolution à Paris, cherche à tisser des liens avec les communes de France. Des contacts réguliers avec les grandes villes (comme Lyon, Bordeaux, Marseille) ne suffisent pas, et la Commune crée un comité de correspondance des 40 000 communes de France, le 29 avril 1793, qui précise sa pensée : « Voilà le seul Fédéralisme que veulent les habitants de Paris (…) toutes les communes de France doivent être sœurs ». Le 3 septembre 1793, elle s’adresse à elles pour créer la fédération des communes[13].

La Terreur n’a pas été qu’un moyen pour les Montagnards d’éliminer les contre-révolutionnaires. Elle a frappé en premier les enragés qui défendaient les positions de la frange la plus radicale de la sans-culotterie. C’est encore Robespierre qui fait dissoudre la Commune insurrectionnelle quand celle-ci tente de développer la fédération des communes. Tout au long du XIX° siècle, les différents pouvoirs s’accordent à mater la résistance paysanne et celle des villes. La création des institutions municipales s’inscrit dans ce combat à mort contre la démocratie directe engagé par la bourgeoisie. A travers les élus locaux, les aides et le clientélisme, la troisième République élabore un système politique où l’Etat se fait un allié d’élus locaux tout en laissant une part d’expression contrôlée aux revendications populaires, notamment paysannes. En reconnaissant le suffrage universel, l’Etat faisait de la municipalité l’expression de la communauté paysanne tout en la limitant dans un cadre légal. Le conseil municipal n’est pas l’assemblée des villageois et les conseillers, comme le maire, sont des représentants, élus mais non révocables. Lorsque les communards de 1871 ont revendiqué la création de la fédération des communes libres, l’Etat républicain les a fait taire dans le sang. Quand l’Etat s’affirme, la démocratie directe est liquidée car l’Etat n’est rien d’autre que l’affirmation du pouvoir d’un groupe – ou d’un seul – sur l’ensemble de la population.

La V° République et la Démocratie.

« Tout mandat impératif est nul. Le droit de vote des membres du Parlement est personnel. »[14] Si nous avons oublié l’origine du régime actuel et les circonstances dans lesquelles les principes qui le constituent se sont affirmés, ce n’est pas le cas du législateur. L’article 27 de la Constitution en est la preuve. L’interdiction du mandat impératif signifie que les électeurs ne peuvent pas révoquer un élu dont ils ne seraient pas satisfaits. Le droit de vote est personnel, ce qui veut dire que c’est lui qui décide de la loi, pas ceux qu’ils l’ont élu. Les institutions sont organisées pour empêcher la démocratie directe. Le système représentatif a été développé partout où cela est possible. La loi 1901 sur les associations en est un exemple saisissant : elle donne une personnalité juridique aux associations mais en encadre le fonctionnement. Dans le même ordre d’idée, nous avons oublié, qu’à l’origine, les comités des fêtes dans les villages se sont substitués aux communautés villageoises. C’est l’assemblée des villageois qui organisait la fête du village. Le comité des fêtes composés de membres désignés par la municipalité l’a remplacé, ce qui a permis d’introduire des éléments républicains étrangers à l’identité du village dans les festivités (fêtes nationales, dépôt de gerbe aux monuments aux morts etc.) et débarrassé les institutions de cette mauvaise habitude qu’avaient les villageois de se réunir pour prendre des décisions. Cela a tellement bien marché qu’il est difficile aujourd’hui de trouver des bénévoles pour participer à ces comités[15]. Sur le plan du travail, l’activité des syndicats a été encadrée de la même manière. La création des conseils d’administration et des comités d’entreprise a permis d’apprivoiser les militants syndicaux qui se sont habitués à agir dans un cadre prédéfini par le système ; ce qui leur prend beaucoup de leur temps, tout en leur ménageant des avantages (heures de délégations, gestion d’argent, moyens financiers etc.). Et la masse des salariés s’est trouvée privée du moyen de décider et d’agir directement sur leurs conditions de travail[16].

Il est significatif de constater que les élections qui ont encore un peu de succès sont les élections présidentielles et municipales. L’élection présidentielle participe à la personnalisation du pouvoir qui est la négation même de la démocratie. Quant aux élections municipales, elles intéressent encore du monde car elles touchent à la vie quotidienne des citoyens. Il y a le sentiment que c’est un niveau où l’on peut encore agir.

Pour le reste, « Les Français sont de moins en moins nombreux à faire confiance à leurs institutions. (…) près de 80 % considèrent que le système démocratique fonctionne mal en France. Ces chiffres sont en augmentation régulière, notamment chez les jeunes et dans les classes populaires, et se traduisent par une augmentation continue de l’abstention et du vote pour l’extrême droite. »[17] Tout comme le gamin frustré de voir son père jouer au petit train à sa place, le soir de Noël, ceux qui n’accèdent pas aux postes de responsabilités se lassent vite du rôle de spectateur à qui l’on demande son avis, une fois de temps en temps, sans forcément en tenir compte. Au-delà de ce sentiment, des analyses pertinentes révèlent chaque jour la connivence entre médias/pouvoir/chefs d’entreprise[18]. Le constat est clair, il y a duperie sur la marchandise. C’est un problème majeur pour nos élites car leur légitimité est remise en question. La question est suffisamment sérieuse pour que les services du premier ministre publient une étude : « Quelle France dans dix ans ? Restaurer la confiance dans le modèle républicain »[19]. Les solutions proposées tournent autour de la démocratie participative « pour rapprocher les citoyens des décisions » : « la démocratie participative – entendue généralement comme l’ensemble des processus de participation, de concertation et de consultation des associations et des individus supervisés par les pouvoirs publics (…) permet de mieux prendre en compte les besoins et ainsi d’améliorer le service rendu. L’usager et le citoyen, seuls ou par le biais de représentants (associations, etc.), peuvent (…) aider à désamorcer ou anticiper les éventuels conflits, et donc rendre plus efficace la mise en œuvre des décisions prises. » Il s’agit donc de relooker le concept qui a permis à la République d’asseoir son pouvoir depuis plus d’un siècle.

 

Le système des représentants est, par essence, un système oligarchique et aucune réforme partielle ne peut en changer la nature profonde. C’est une oligarchie perméable qui est capable d’intégrer une partie de la population. Ne voit-on pas encore clairement le rôle de sas d’entrée dans la classe politique que constituent les fonctions politiques locales ? Etre élu maire d’un petit village permet de viser à la présidence d’une communauté de communes ou à être membre de telles ou telles commissions rémunérées. Elle permet aussi de diffuser autour de soi quelques petits avantages et coups de piston qui entretiennent le clientélisme, et donc, l’adhésion d’une partie de la population au système actuel. Le déploiement des subventions aux associations permet à la plupart des majorités municipales de consolider leur électorat et trouver des « relais » dans les « quartiers difficiles ». C’est une oligarchie qui s’accommode d’une relative liberté d’expression et qui a su aménager une voie légale et institutionnelle à la contestation afin de maintenir celle-ci dans un « cadre républicain », c’est-à-dire un cadre qui ne remet pas en cause le système établi. Mais rien ne peut changer sa nature profonde car elle est la clé de voute de l’organisation de la société actuelle où le contrôle des richesses, des lieux de production, des espaces et des populations reste le monopole d’un petit nombre qui en profite. Les réflexions sérieuses sur la question démocratique – comme celles sur la question sociale – ne peuvent amener qu’à une conclusion : la nécessité d’une révolution.

Jipé

[1] SAINT-SIMON (Henri de), « Système industriel », 1821.

[2] H. VANE, « Question de guérison proposée et résolue… », 1656, cité in GUERIN Daniel, « La lutte de classes sous la première République », NFR, Gallimard, 1968.

[3] MONTESQUIEU, « De l’esprit des lois », 1748, Livre XI, chap. VI, éd. 1830.

[4] ROUSSEAU, « Lettres écrites de la montagne », 1764, Lettre IX.

[5] ROUSSEAU, « Du contrat social », éd. Beauvallon, 1914.

[6] cité in D. GUERIN, « La lutte de classes sous la première République », NFR, Gallimard, 1968.

[7] cité in D. GUERIN, « La lutte de classes sous la première République », NFR, Gallimard, 1968.

[8]  J. VARLET, « Projet d’un mandat spécial et impératif », BN, 8°Lb41 109, Cité in C. GUILLON, « Deux enragés de la Révolution, Leclerc de Lyon et Pauline Léon », Ed. La Digitale, 1993, Baye, p.73.

[9]  déclaration de la section de la Cité, 3 novembre 1792, cité in D. GUERIN, « Bourgeois et bras-nus », Ed. Les nuits rouges, Paris, 1998, p.24.

[10]  P. KROPOTKINE, « La grande Révolution », Ed. TOPS/H.Trinquier, Antony, 2002, p. 229.

[11] Pour élire les députés des Etats Généraux, Paris est divisée en 48 sect ions. Les assemblées du Tiers Etats de ces 48 sections continuent à se réunir régulièrement tout au long de la Révolution et deviennent les assemblées générales du peuple parisien.

[12]  Déclaration devant l’Assemblée Nationale du porte parole de l’Assemblée des sections de la ville de Paris, 15 juillet 1792 cité in D. GUERIN, « Bourgeois et bras-nus », Ed. Les nuits rouges, Paris, 1998, p.28.

[13]  D. GUERIN, « Bourgeois et bras-nus », Ed. Les nuits rouges, Paris, 1998, p.31.

[14] Constitution de la V° République, article 27.

[15] Voir à ce sujet le passionnant ouvrage de C. THIBON, « Pays de Sault, les Pyrénées audoises au XIX° siècle: les villages et l’Etat », Ed. Du CNRS, Paris, 1988.

[16] Voir à ce sujet B. EDELMAN, « La légalisation de la classe ouvrière », T.1 L’entreprise, Ed. Christian Bourgeois, 1978.

[17] « Quelle France dans dix ans ? Restaurer la confiance dans le modèle républicain », France stratégie, Juin 2014. Consultable sur le lien : http://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/partieb_modele_republicain_final_23062014.pdf

[18] Il suffit de regarder le documentaire « Les nouveaux chiens de garde » de Gilles BALBASTRE et Yannick KERGOUAT ou d’aller sur le site d’ACRIMED pour s’en convaincre : http://www.acrimed.org

[19] « Quelle France dans dix ans ? Restaurer la confiance dans le modèle républicain », France stratégie, Juin 2014. http://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/partieb_modele_republicain_final_23062014.pdf