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L’Assemblée nationale française a adopté le 2 juin dernier un projet de loi :
« relatif à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement ». Le sénat doit encore se prononcer. Tiens donc, c’est comme en Suisse… sauf que, dans notre pays, la digue qui aurait dû empêcher la concrétisation d’une loi liberticide s’appelle « le peuple » et une fois encore « le peuple » a voté… dans le sens des possédants et du pouvoir. Les personnes et les groupes qui rêvent de changer le monde grâce au référendum et à l’initiative populaire en ont pris pour leur grade, comme d’habitude.

Afin de rappeler que la Suisse est un pays plus autoritaire et policier qu’il n’y paraît, nous nous proposons de remonter dans le temps, jusqu’à la fin des années 30, début des années 40 du siècle dernier, quand ce pays – qui échappait au conflit mondial – appliquait à une partie de ses habitant.es une répression inédite. Nous aurions aussi pu évoquer l’affaire des fiches, soit la découverte, en 1989, du fait que 900’000 habitant.es sur une population totale de 6’800’000 à l’époque étaient surveillé.es par des policiers et des indicateurs, depuis le début de la Guerre froide… Les services de renseignements avaient promis-juré qu’ils le referaient plus… ces promesses n’engagent que celui ou celle qui y croit.

Pour qui ne vit pas sur notre petit territoire, rappelons que le 13 juin étaient soumises au vote deux « initiatives » visant les pesticides et pollutions liées à l’agriculture, une loi sur le CO2 et deux lois liberticides : COVID-19 et la loi sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme (LMPT). Noyé dans les discussions relatives à l’écologie et au climat, ce dernier objet a été peu commenté dans les médias. De nombreuses ONG, des juristes ainsi que les partis de gauche y étaient opposés ; une manifestation de deux mille personnes (appelée par de nombreux collectifs) a eu lieu à Lausanne le 29 mai dernier mais, de manière générale, peu de gens ont compris l’importance de ce qui était en jeu.

Acceptée par 56,6% des votant.es, cette nouvelle loi constitue pourtant un outil répressif de premier ordre pour la police fédérale (fedpol) qui aura désormais les mains libres pour réprimer quiconque remet en cause l’ordre établi. La LMPT donne à fedpol la compétence de prononcer, en dehors d’une décision judiciaire, des mesures coercitives telles que la surveillance électronique, l’interdiction de contact, de périmètre, l’assignation à résidence… en vue de prévenir une supposée action terroriste. Elle fait fi de la présomption d’innocence et ouvre la porte à l’arbitraire ; certaines des mesures coercitives pourront être ordonnées contre des mineurs dès 12 ans ! De plus, la loi repose sur une définition du terrorisme des plus floues :

« Par activité terroriste, on entend les actions destinées à influencer ou à modifier l’ordre étatique et susceptibles d’être réalisées ou favorisées par des infractions graves ou la menace de telles infractions ou par la propagation de la crainte ».

Nous n’insisterons pas ici sur la maltraitance à laquelle sont soumises les personnes qui demandent l’asile en Suisse ou sur la dimension islamophobe dans laquelle s’insère la nouvelle législation, d’autres l’ont fait (1). Notre objectif avec ce texte est de situer cette affaire sur la longue durée, afin de répondre à celles et ceux qui, favorable mais aussi parfois aussi opposé.es à la LMPT, minimisent l’atteinte aux libertés qu’elle implique.

En effet, au moment de la proclamations des résultats on a pu entendre des politicien.nes affirmer que la LMPT ne menaçait pas les activistes du climat ; qu’il ne fallait pas avoir plus peur de la police que des terroristes ou, pour ce qui est d’un opposant à la loi (2) ; que la démocratie suisse n’était pas en danger, vu que dans notre pays il n’y a pas de Le Pen et qu’il n’y a jamais eu de Pétain… Dire cela, c’est oublier par exemple, qu’en 1940, Marcel Pilet-Golaz, président de la Confédération, appelait à une régénération autoritaire de la démocratie et préconisait l’alignement sur le Troisième Reich.(3)

Face à une dégradation prévisible des conditions de vie de la majorité de la population et pour maintenir un système qui leur assure des privilèges, les gouvernants ont besoin de développer des outils « légaux » qui leur permettent de contenir une contestation susceptible de prendre de l’ampleur. Pour gagner l’appui de l’opinion, ils recourent à des arguments frappants. Hier c’était le bolchevik, couteau entre les dents, qui était brandit pour effrayer le bon peuple et lui faire accepter des mesures liberticides, aujourd’hui c’est le « terroriste ». Pour faire peur aux citoyen.nes, pour « propager la crainte », la classe dominante dispose en Suisse d’une tradition qu’elle remet au goût du jour.

Quand les communistes et les anarchistes étaient interdits

En avril 1937, le canton de Neuchâtel fut le premier à interdire les activités communistes ou subversives lors d’un vote du Grand Conseil. Soumis à un référendum lancé par le parti communiste, la loi fut avalisée par 67% des votants. Scénario semblable à Genève en juin de la même année où une majorité de plus de 60% de l’électorat approuva la mise à l’écart du PC. Le canton de Vaud devait suivre. Là ce ne fut pas le parlement qui pris les devants, mais une « Communauté d’action nationale » constituée de personnalités de la droite traditionnelle et de l’extrême droite qui lança une initiative populaire. Celle-ci qui fut signée par 23% des électeurs (à l’époque les femmes n’avaient pas le droit de vote) et approuvée par 73% des votants en janvier 1938. Des interdictions furent également prononcées dans les cantons de Schwytz et Uri.

En 1940, le Conseil fédéral adoptait des arrêtés interdisant toute activité au parti communiste suisse, aux groupes anarchistes ainsi qu’aux trotskistes… L’une des raisons invoquées était les liens du PCS avec un État étranger (l’URSS). Un argument fallacieux, car il ne concernait évidemment pas les deux autres courants. Ces interdictions instituèrent le délit d’opinion, puisqu’elles ne visaient pas que les activités des dites organisations, mais aussi leur presse et toutes les personnes qui professaient leurs idées.

Si l’on prétend évaluer la nature « profondément démocratique » de la Suisse, il faut noter ici qu’à part la France qui interdit le PCF au début de la guerre, les PC restèrent légaux dans la plupart des pays démocratiques européens avant leur occupation par les armées nazies. Dans la Suède neutre, en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, ils ne furent pas interdits.

Les autorités suisses ne s’arrêtèrent pas en si bon chemin. Début 1941, les interdictions furent étendues à la Jeunesse socialiste suisse (qui avait fusionné avec la Jeunesse communiste l’année précédente), au Secours rouge… puis à la Fédération socialiste suisse (FSS – scission du parti socialiste). Comme les élus communistes qui avaient été déchus des parlements cantonaux et communaux, les quatre conseillers nationaux de la FSS furent exclus du Conseil national avec l’approbation de la grande majorité de l’assemblée. Ainsi les Genevois Jacques Dicker et Léon Nicole (4) et les Vaudois Ernest Gloor et Eugène Masson (5) furent destitués de leurs mandats. Ces notables auraient-ils pu imaginer quelques années plus tôt qu’ils allaient subir un tel sort ? Ils avaient « joué le jeu » et croyaient dans les institutions helvétiques, pourtant ils ne furent pas épargnés.

Jusqu’en 1945, les membres et sympathisant.es des groupes interdits poursuivirent leurs activités « illégales », notamment au travers de publications clandestines (6). Beaucoup de militant.es connurent la prison et perdirent leur emploi. La lecture de la presse clandestine fait état de collectes de solidarité en faveur des familles des emprisonné.es.

Comme celle de nos grands-parents, notre résistance doit se manifester par une solidarité avec toutes les personnes victimes de l’arbitraire policier. Aucun pays, même pas la Suisse… n’en déplaise, n’est à l’abri de la tentation autoritaire. Si l’on veut l’entraver, il faut commencer par en prendre conscience.

Ariane

Notes

1. Voir par exemple l’article LMPT : toutes fliquées sur « Renversé »
https://renverse.co/infos-locales/article/lmpt-toutes-fliquees-3060

2. Gilbert Casasus, professeur à l’Université de Fribourg, sur RT France, le 14.06.2021.

3. Dictionnaire historique de la Suisse
https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/004641/2011-02-03/

4. D’abord syndicaliste PTT, Léon Nicole fut durant les années 20 et 30 le leader incontesté du socialisme genevois. Injustement condamné à six mois de prison pour « émeute » après les événements du 9 novembre 1932 au cours desquels l’armée avait tiré sur une manifestation antifasciste, faisant 13 morts et 65 blessés à Genève, il sera élu au Conseil d’Etat (Département de justice et police) quelques mois après sa libération et présidera le gouvernement du canton en 1934 et 1936.
Il existe plusieurs ouvrages sur le personnage et sur cette époque, voir par exemple :
– Marie-Madeleine Grounauer, La Genève rouge de Léon Nicole : 1933-1936, Ed. Adversaires, 1975
– André Rauber, Léon Nicole. Le Franc-tireur de la gauche suisse (1887-1965), Slatkine, 2007
Moins connu que son camarade Nicole, l’avocat Jacques Dicker (1879-1942) a lui aussi été à la tête du socialisme genevois, présidant le PSG à plusieurs reprises dès 1922. D’origine juive et ukrainienne, il avait connu les prisons tsaristes avant de se réfugier en Suisse et y réaliser des études de Droit. Conseiller municipal, député au Grand Conseil genevois, il fut conseiller national de 1922 à 1925 et de 1928 à 1941.

5. Le Dr Gloor (1893-1964) était pacifiste et socialiste chrétien. Fils de cheminot, il s’était fait connaître lors de la grève générale de 1918. Alors qu’il était étudiant en médecine (et caporal en congé), il avait harangué des soldats pour les dissuader de tirer contre le peuple. Pour ce fait, il avait été condamné à trois mois de prison ferme par un Tribunal militaire. Député au Grand Conseil de 1925 à 1935, conseiller national dès 1931, ce « médecin des ouvriers » fut syndic de Renens de 1933 à 1937. Après-guerre, il fit carrière à la Croix-Rouge.
Pierre Jeanneret, Dix grandes figures du socialisme suisse, Ed. PSV, sept. 1983.
Conducteur de tramway, Eugène Masson né en 1877, avait lui aussi participé à la grève de 1918. Conseiller national de 1925 à 1934, élu à nouveau en 1939, il avait été municipal de la « Lausanne rouge » de 1934 à 1937 (Directeur de la police et responsable des services du chômage). A ce poste, il interdit et/ou entrava les manifestations fascistes. Après son expulsion du Conseil national, il fut aussi exclu du Conseil communal de Lausanne, dont il était l’un des doyens, et perquisitionné à son domicile. Démocrate convaincu, il en fut très affecté et décéda le 15 mars 1944. Ses proches affirmaient : « ce sont ces interdictions qui l’on tué ».
La Vague [journal clandestin], 25 mars 1944.

6. Concernant la presse anarchiste durant les interdictions, on trouve des précisions sur la publication clandestine du Réveil anarchiste/Risveglio anarchico de Genève dans l’ouvrage de Gianpiero Bottinelli, Louis Bertoni. Une figure de l’anarchisme ouvrier à Genève, Ed. Entremonde, 2012.
Avant sa prohibition Le Réveil avait déjà souvent été menacé, voir séquestré, pour ses attaques contre Mussolini, Hitler ou le Pape et du fait de sa défense de la Révolution espagnole.