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Nous reprenons notre feuilleton après une interruption de plusieurs semaines. Dans le chapitre précédent, nous avions évoqué les rapports de genre (entre hommes et femmes) au sein du peuple, à Douarnenez, au début du 20e siècle. Nous allons poursuivre sur ce thème en recourant au concept de common decency, « décence commune » en français.

Qu’est-ce que la décence commune ? Si l’on en croit Jean-Claude Michea, lui-même inspiré par George Orwell, il s’agirait d’un sentiment, largement partagé par les gens ordinaires, suivant lequel il y a des choses qui se font et d’autres qui ne se font pas.

Pour Michea, le capitalisme et son corollaire le progrès ont détruit l’esprit communautaire et solidaire des sociétés traditionnelles, engendrant des individus sans morale, qui n’aspireraient qu’à satisfaire leurs désirs de « consommateurs convulsifs » et qui éprouveraient « les pires difficultés à intérioriser les limites et les interdits (…) indispensables à la construction d’une vie autonome »[1].

Les idées de Michea sont vivement critiquées par Frédéric Lordon, qui lui reproche un penchant réactionnaire et « une tendance à magnifier un « peuple » idéalisé, plus fantasmé (…) que réel ». Pour Lordon, le peuple n’est pas meilleur que les « les grands », et s’il s’adonne moins que ceux-ci « à la démesure et aux obscénités », c’est parce qu’il « n’en n’a pas la possibilité »[2].

Ce débat nous a intéressés, même s’il nous paraît parfois abstrait. Nous en gardons l’idée que Michea suggère que dans le capitalisme libéral actuel, on observe une désocialisation générale qui tendrait à faire perdre le sens du bien et du mal, naguère répandu parmi les « gens de peu ». Lordon de son côté affirme que la modernité individualiste, même si elle est souvent mensongère, a ouvert des espaces de liberté à l’individu et que le retour en arrière n’est pas souhaitable.

Voyons comment les témoignages des « ouvrières de la mer »[3] recueillis par Anne-Denes Martin, illustrent et éclairent ce débat.

Tout d’abord le thème de la solidarité. Celle-ci est très importante parmi les familles des pêcheurs. Les gens ont besoin les uns des autres à cause des dangers du travail en mer, des épidémies, de l’absence de sécurité sociale. Le marin pêcheur malade qui reste à terre reçoit sa part de la pêche. Si un homme est noyé, on embarque ses filets et sa veuve touche une demi-part.

Seuls les notables sont appelés « Monsieur » ou « Madame ». Les jeunes appellent les aînés « tonton » ou « tante », même s’ils n’ont, avec eux, aucun lien de parenté. On ne laisse pas tomber un vieil « oncle » ou une vieille « tante » dans le besoin ! Les voisins lui apportent de la soupe ou du poisson… Les vieux parents ne sont pas envoyés à l’hospice, ce serait une honte ! Les orphelins sont pris en charge par la famille élargie.

Mais cette vie communautaire a aussi une face sombre : la vie sexuelle est encadrée, contrôlée. Prenons la pratique du mariage « arrangé » et son corollaire : l’obligation de renoncer à une relation amoureuse choisie. Les parents jouent un rôle déterminant dans le choix du partenaire de leurs enfants. Pour des raisons aussi bien culturelles qu’économiques, on reste entre soi. Le voisin paysan, bien que Breton est méprisé. Témoignage : « J’ai connu une, entre autres, qui avait eu l’occasion de rencontrer un jeune homme de Pont-Croix. Ils avaient l’air d’être très amoureux, mais la famille de la fille n’a pas voulu tenir compte de cela. Et on lui a trouvé un mari, et on l’a mariée ! La veille du mariage, la fille était en train de pleurer, sous un parapluie, puisqu’il pleuvait, avec son amoureux. Le lendemain, elle était à l’église, tout en blanc, belle, avec son mari. Que faire ? Avoir toute une famille sur votre dos ? On ne voulait pas de ce garçon parce qu’il n’était pas marin ! »

A l’heure ou des campagnes de prévention de ces pratiques sont mises en œuvre parmi les populations migrantes, il est peut-être utile de rappeler que celles-ci étaient monnaie courante, il y a un siècle, parmi les « Français de souche ».

Lordon a certainement raison de refuser d’idéaliser les sociétés traditionnelles, par contre, il se trompe quand il prétend que dans ce type d’organisation sociale « la possibilité de l’échappement n’appartenait même pas au domaine du pensable ». A Douarnenez, dans les années 20-30, les filles – qu’elles se soumettent on non – rêvent de Krakalak, soit d’un monsieur qui travaille « dans un bureau » ; qui est « sûr de sa paie tous les mois » ; qui ne ramène pas à la maison un ciré plein de poisson pourri… Une informatrice affirme « J’ai toujours dit : ‘Je me marierai pas avec un marin’ ! »

L’aspiration à la mobilité, à la liberté est certainement universelle. Même dans les sociétés les plus traditionnelles, toutes les filles ne se soumettent pas au dictat de leurs parents. La littérature foisonne d’histoires comme celle de Roméo et Juliette. La possibilité d’échapper, de « se barrer » pour reprendre une expression de Lordon a toujours existé, fût-ce par le suicide.

(A suivre)

[1] Jean-Claude Michéa, Le complexe d’Orphée. La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, Paris, Flammarion, 2014, pp. 341-342.

[2] Frédéric Lordon, Impasse Michéa, in « La Revue des Livres » n°12, juillet-août 2013, pp 2-13.

[3] Anne-Denes Martin, Les ouvrières de la mer. Histoire des sardinières du littoral breton, Paris, L’Harmattan, 1994.