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Professeure à l’Université Bordeaux-Montaigne, responsable d’un master « Soin, éthique et santé » la philosophe Barbara Stiegler a rédigé – avec une équipe de collègues, étudiant.es, soignant.es… – De la démocratie en Pandémie (1), un texte qui apporte un éclairage critique sur la période que nous traversons. Cette autrice se singularise dans le paysage intellectuel français par une parole qui cherche la précision, ignore les formules toutes faites et se pose la question de l’action. Ce positionnement clair et rafraîchissant fait l’objet d’un précédent texte court, Du cap aux grèves, dans lequel elle revient sur son parcours. Universitaire « lambda », recluse volontaire toute à ses sujets d’études, elle découvre la politique active sur le tard, dans une lutte dans son université dans un premier temps, mais surtout au moment du mouvement des Gilets Jaunes, avec l’irruption de ces gens qui font tourner la machine, condition nécessaire à la poursuite de sa propre activité privilégiée d’enseignante/chercheuse. Elle va revêtir le fameux gilet, anonymement d’abord. Elle a, à ce sujet, des paroles éclairantes sur l’incompréhension première de « son milieu ». Coïncidence parfaite, le mouvement prend son essor au moment où sort son maître livre, Il faut s’adapter, qui fait l’histoire du néo-libéralisme qui dès les années trente « en appelle aux artifices de l’État (droit, éducation, protection sociale) afin de transformer l’espèce humaine et construire ainsi artificiellement le marché ». Cela vaudra à Barbara Stiegler une présence médiatique non-dénuée d’ambiguïtés et de surprises dont elle parle dans son livre. La crise du COVID et l’impératif fait aux enseignant.es de livrer leurs étudiant.es au désarroi de la solitude numérique va affermir sa volonté de lutter. Comment ? Elle le détaille à la fin de Du cap aux grèves dans onze brèves thèses sur la grève, intéressantes à découvrir et à discuter.

Sur plusieurs points, De la démocratie en pandémie va dans le même sens que des réflexions que nous avions menées dans nos précédents articles sur la crise Covid. Ce texte apporte aussi de nouveaux concepts et des idées importantes qui nous ont intéressé.es et que nous pensons utile de transmettre. Sauf autre mention, les citations entre guillemets proviennent de cet ouvrage.

Vivons-nous une pandémie ? Sur un plan épidémiologique, le terme est inadéquat, il est contesté par Richard Horton, le rédacteur en chef du Lancet. Une « pandémie » serait un mal susceptible de frapper tout le monde, en tout lieu et de la même manière. Ce n’est pas le cas du Covid-19, qui est surtout dangereux pour les organismes déjà affaiblis par le grand âge ou par des comorbidités. Il s’agirait plutôt d’une « sydémie » : « une maladie causée par les inégalités sociales (2) et par la crise écologique entendue au sens large ».

La Pandémie : un nouveau continent mental

Ce qui fait de cette maladie quelque chose d’extraordinaire, c’est ce qu’elle révèle de nos sociétés. Ainsi nous vivons en Pandémie, avec une majuscule, parce que nous sommes entrés dans un nouveau « continent mental ».

Ce « continent mental » vient d’Asie, de Chine notamment, dont le régime a inspiré des dispositifs qui nous ont été imposés : « confinement », « déconfinement et « reconfinement, « traçage », « application » et « cas contacts », etc. Ainsi, selon des « experts » et commentateurs, ce serait la dictature chinoise qui s’en serait le mieux sortie, alors que les démocraties seraient disqualifiées par « l’explosion inquiétante des contamination », même quand il s’agit de « l’augmentation normale et prévisible des porteurs sains ».

La Chine, le bon élève ? Alors que c’est de là qu’est parti le virus, peut-être échappé d’un labo ; alors qu’il s’agit d’une dictature qui réprime les dissident.es et les lanceurs d’alerte ; où la pollution industrielle est massive, sans parler des élevages en batterie qui produisent des zoonoses… Voilà l’avenir totalitaire et empoisonné – mais désinfecté – qui inspire nos dirigeants. Les chroniqueurs à leur service ne sont pas en reste quand ils mettent en avant « le civisme des Asiatiques » face aux Français « réfractaires ».

La crise du système sanitaire

Stiegler et ses collègues évoquent le secteur de la santé où, en plus des restrictions budgétaires, la pression à l’innovation s’est faite au détriment des soins de base. Elle a entraîné l’édification d’un « arsenal biotechnologique extrêmement coûteux » qui a mobilisé une bonne partie des ressources et transformé les hôpitaux en des géants aux pieds d’argile. Affaibli, le système sanitaire s’est ainsi trouvé désarmé face à l’irruption du nouveau virus.

Selon le neurochirurgien Stéphane Velut, l’hôpital est devenu une nouvelle industrie à laquelle on applique des critères de rentabilité. L’objectif affiché étant de « transformer l’hôpital de stock en hôpital de flux » (3). Du fait de la réduction du nombre de lits, la durée du séjour des malades (les stocks) doit être réduite et il faut éviter « que ceux qui entreraient dans la chaîne des soins ne ralentisse le flux, en raison d’une efficience médiocre des actes sur leur pathologie » (3). Bref, quelques semaines avant le début de la crise COVID, ce médecin évoquait une forme de tri qui s’effectuait déjà à l’entrée de l’hôpital…

Bureaucratisation

Il souligne aussi l’incroyable bureaucratisation de l’institution hospitalière : l’administration prend le pas sur le soin. D’après Eric Topol, Directeur du Scripps Research Translational Institute, ces « quatre dernières décennies, le nombre d’administratifs travaillant dans le domaine des soins a augmenté de 3’200%, tandis que dans la même période le nombre de médecins, lui, n’a crû que de 150% » (3). Directeurs adjoints, directeurs délégués, directeurs de pôles, attachés de direction, attachés d’administration, cadres supérieurs… se sont multipliés comme des petits pains. Les soignant.es croulent sous « les tableaux Excel, les formulaires à remplir, les courriels intrusifs » (3) toute une activité chronophage qui empiète sur le temps consacré aux malades.

Le praticien est aussi sommé « de participer activement au management, quitte à ne plus exercer à plein temps son métier » (3). Le Dr Velut décrit par le menu un séminaire managérial d’une vingtaine de jours auquel les médecins hospitaliers sont invités à participer. Les conférenciers, consultants et autres coach qui interviennent dans ce genre de formation – au frais du contribuable – sont notamment des comédiens, des footballeurs ou un ex-négociateur du RAID ! On y apprend par exemple « le fonctionnement managérial par la connaissance de soi », les « comportements à prôner, parmi lesquels « faire de son mieux au service du collectif » et ceux à proscrire dont « le dénigrement de [son] institution » » (3). De quoi laisser pantois la plupart des participant.es.

Au bout du compte, l’hôpital de flux est un échec « visible par tout un chacun dans les services d’urgence qui ressemblent de plus en plus à des halls de gare un jour de blocage des trains » (3).

Renversement des responsabilités

Dans le cadre de la crise du COVID, les responsables politiques ont procédé au renversement des responsabilités. Les victimes de la politique sanitaire devenaient les coupables de sa paralysie. Une inversion des rôles que le préfet de Paris (Lallement) résumait en affirmant que les personnes qui affluaient aux urgences étaient celles qui se promenaient quelques jours plus tôt dans les parcs !

Barbara Stiegler ne pense pas que derrière ce qu’on nous fait vivre, il y ait un plan ou un complot, mais tout n’est pas non plus le résultat de l’improvisation et de la « panique des élites ». Le pouvoir a eu peur, du virus, mais aussi de la révolte sociale et il a choisi de gouverner par la peur. Se plaçant dans la position du « sachant », il met en œuvre « des nouvelles techniques de gouvernement, nées de la rencontre entre les neurosciences et l’économie comportementale », dont la théorie du nudge

Le nudge ou « coup de pouce »

Avec le nudge, il s’agit d’induire par « l’incitation douce » des comportements considérés comme conformes. Voilà sur quoi repose l’action publique du gouvernement français. Celui-ci a créé deux Nudge Units, la première en mars 2018 et la seconde dans l’urgence, le 17 mars 2020, pour imposer le confinement. C’est celle qui a conçu l’attestation dérogatoire de déplacement, etc.

Ces méthodes ne sont pas vraiment nouvelles. Elles reposent sur le « nouveau libéralisme » des années 1930. A cette époque déjà, il ne s’agissait plus de postuler comme Adam Smith (1723-1790) de la rationalité de l’homo œconomicus qui chercherait à maximiser son intérêt et qui serait capable de calculer les risques et les bénéfices de son action : la recherche des intérêts particuliers aboutissant, selon lui, à l’intérêt général. Car, si tel avait été le cas, comment expliquer que le capitalisme connaisse des crises permanente ?

Selon les néo-libéraux ce n’est pas l’organisation économique qui est en cause, mais les comportements individuels. Ils considèrent que l’espèce humaine est « inadaptée, affectée de mauvais penchants et toujours en retard sur les événements ». Ainsi, pour eux, il faut « un Etat fort, chargé de fabriquer le consentement des populations à une échelle industrielle en vue de les conduire, de préférence en douceur et avec leur accord, dans la bonne direction ». Bref, on nous rappelle bien à propos que, depuis plus de 80 ans, libéralisme rime avec autorité et soumission, si possible consentie.

La loi du silence

Barbara Stiegler souligne le peu d’opposition qui s’est manifesté parmi celles et ceux qui sont payés pour réfléchir, notamment au sein des milieux académiques. Ainsi s’installa – écrit-elle – « dans la conversation scientifique, une véritable chape de plomb (…), condamnant à se taire beaucoup de ceux qui pourtant savaient et qui préférèrent se confiner en attendant des jours meilleurs. Dans les médias, on laissa aux provocateurs habituels, ultra-réactionnaires ou libertaires, le soin de défendre les libertés de l’individu contre la « dictature sanitaire », histoire de dire qu’on était encore en démocratie. Mais l’essentiel était sauf : entre personnes civiques et éduquées échangeant dans l’espace public, la conversation politique sur la crise sanitaire était désormais suspendue. »

Nous voici donc réduits au statut de fou du roi au côté des fachos ! Plus sérieusement, nous avons repéré, en France, quelques chercheurs et chercheuses qui poursuivent une réflexion critique, mais sans doute s’agit-il d’une goutte d’eau dans la mer. En Suisse, c’est sans doute pire, comme le montre la vacuité des recherches présentées par le site « viral » de l’Université de Lausanne, qui n’abordent surtout aucun sujet qui fâche.

L’Université pénalisée

Parmi les lieux lourdement pénalisés par les mesures anti-Covid, l’Université est en bonne place. Désignées comme de dangereux clusters, les universités ne connurent pas le déconfinement du printemps 2020. En France, Macron décida le 13 avril de les fermer jusqu’à la fin de l’été. A la rentrée se mit en place un système de formation hybride (présentiel et à distance) dont Barbara Stiegler et ses collègues dénoncent l’autoritarisme. C’est ainsi, par exemple, que furent mises en œuvre des « brigades d’hygiène imposant jauges, règles et consignes tatillonnes décrétées par les Présidents ». A l’Université comme à l’hôpital, depuis des années, « on était passés d’une logique de stock à une logique de flux », la crise Covid ne fit qu’accélérer la transformation des « stocks d’étudiants en flux de connexions ». Tout cela contribua à vider les campus de leurs forces vives.

Ce à quoi il faut ajouter la Loi de programmation de la recherche qui parachève le tournant court-termiste des « appels de projets », réduisant à la misère l’ensemble des savoirs critiques qui n’ont rien à vendre sur le marché. Dans ce domaine aussi, la crise constitue une aubaine qui permet d’accélérer « la course compétitive à l’innovation » qui est censée nous permettre de nous adapter aux conséquences de la crise actuelle et des crises futures et non d’en identifier les causes, pour si possible les éviter.

La gauche déconfite

Il est frappant de noter combien dans toute cette affaire, la gauche et les syndicats ont approuvé les mesures gouvernementales. Les auteur.es pensent que cela s’explique par une opposition simpliste entre la santé et l’économie. Croyant résister au Grand capital, la gauche approuva les mesures de confinement, tombant « dans le panneau des chroniqueurs, qui présentait la peur du virus « pour soi-même et pour ses proches » comme un nouveau civisme, celui d’une société du soin où primerait le collectif. » Cette idée reposait, une fois encore, sur la fausse croyance en un risque égal pour toutes et tous, alors que justement, les personnes les plus à risque ne furent pas protégées. Par un décret du 30 août 2020, celles-ci furent renvoyées sur leur lieu de travail… Par ses décisions contradictoires et erratique, le gouvernement ne protégeait même pas la « vie nue », comme certain.es se l’imaginaient.

Pour conclure

Le texte que nous venons de présenter n’est pas que pessimiste. Il évoque les quelques semaines durant lesquels « une partie des soignants avaient repris la main sur les gestionnaires », les mettant face au désastre qu’ils avaient provoqué « en ayant détruit – entre mille autres choses – 100’000 lits en vingt ans. » Tout à coup les ressources affluèrent, mais ce fut de courte durée…

Enfin les auteur.es s’interrogent : la vie dégradée du confinement et de la distanciation sociale entrainera-t-elle, pour des générations entières, une soif de vie collective susceptible de désactiver « l’alliance morbide entre la compétition interindividuelle et son envers, les pulsions suicidaires de ceux qui échouent » ? Resterons-nous en Pandémie, où trouverons-nous dans cette funeste expérience de l’énergie pour « réinventer la mobilisation, la grève et le sabotage, en même temps que le forum, l’amphithéâtre et l’agora » ?

Notes :

1) Paris, « Tracts » – Gallimard, janvier 2021.

2) Parmi les inégalités, il y a aussi celle de l’accès aux soins. Les grands de ce monde s’étant bien abstenus de s’appliquer à eux-mêmes la consigne « restez chez vous », quand ils sont tombés malades…

3) Stéphane Velut, L’hôpital, une nouvelle industrie, Paris, « Tracts » – Gallimard, janvier 2020.