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Algérie, Soudan, Egypte, Chili, Equateur, Haïti, Liban, Hong-Kong, Catalogne[1], Irak, Gilets jaunes en France… Nous assistons à une véritable contagion de soulèvements populaires un peu partout dans le monde. Toutes ces réalités ne sont pas comparables, mais ces mouvements ont en commun leur spontanéité, la participation massive des femmes souvent en première ligne et leur anti-autoritarisme : soit l’absence de chefs visibles et l’échec des tentatives de récupération politique ou syndicale. Ainsi, les appareils d’Etat peinent à trouver des interlocuteurs qui leur permettraient de canaliser les mouvements ou de les défaire facilement.

Notons aussi les réactions rapides et violentes des Etats : état d’urgence, couvre-feu, violences policières et militaires qui font des dizaines voire des centaines de morts et de blessé-e-s, accompagnés de tortures, viols, disparitions (Chili…) ; des arrestations par milliers ; des dizaines de mutilé-e-s (France…). Cette répression est à la mesure de la déstabilisation ressentie par les gouvernements concernés et plus largement par les classes dominantes.

Plusieurs de ces mobilisations suivent des décisions qui peuvent paraître dérisoires : augmentation du prix du ticket de métro à Santiago du Chili, taxe sur les appels effectués via des applications de messageries au Liban, nouvelles taxes ou suppression de subventions sur l’essence (France, Equateur…) ; autorisation des extraditions en direction de la Chine à Hong Kong, etc. En fait, cette « goutte qui fait déborder le vase » révèle des problèmes plus profonds et durables : exploitation, précarité, salaires misérables ; rejet des élites au pouvoir, de la corruption et des politiques libérales qui dégradent le niveau de vie de la majorité (suite à la crise financière qui a débuté en 2007-2008) entraînant, là où elles existent, le démantèlement des prestations sociales (éducation, santé, retraites…).

Chili : la dynamique d’un soulèvement populaire

A l’annonce de la hausse du ticket de métro à Santiago du Chili le 6 octobre dernier, des lycéens commencèrent par envahir le métro. Loin de rester un mouvement isolé, cette mobilisation a permis l’expression du mécontentement dû à des années de politique ultra-libérale (mise en œuvre sous la dictature de Pinochet et jamais remise en question depuis par les gouvernements successifs)[2] et à ses désastreuses conséquences sociales et environnementales : salaires et retraites misérables pour la majorité, services de santé inaccessibles, universités privatisées, endettement massif des étudiant-e-s ou des familles ayant souscrit une hypothèque pour pouvoir se loger, difficultés à accéder à l’eau potable (privatisée), à l’électricité, grave pollution liée à l’exploitation minière, etc. Ce pays qui connaît une croissance économique élevée (4% en 2018) est l’un des plus inégalitaires du monde : le 1% des plus riches s’approprie le 26,5% du revenu national, alors que la moitié la plus pauvre n’en touche que le 2,1%.

Le 18 octobre, on assiste à une véritable explosion sociale : 41 stations du métro sont endommagées (21 incendiées), quatre agences bancaires sont complètement détruites, des commissariats et l’édifice des impôts sont attaqués, un grand nombre de supermarchés sont pillés… Le gouvernement affirme que ces actions sont le fait de petits groupes très organisés alors qu’au contraire, elles sont commises par beaucoup de personnes peu organisées. A la suite de ces événements, le gouvernement se rend compte qu’il est incapable de contenir, avec ses 2000 carabiniers des forces anti-émeutes, la contestation qui s’étend à tout le pays. Il décide de faire intervenir l’armée, décrète l’état d’urgence, puis le couvre-feu.

La présence de chars circulant dans les rues a l’effet inverse de celui escompté par le pouvoir. L’intervention de l’armée, tout comme l’imposition du couvre-feu ont ravivé les souvenir du coup d’Etat militaire de 1973, ralliant plus d’un million et demi de personnes (rien qu’à Santiago, selon les chiffres officiels) lors de la manifestation du 25 octobre dernier, dans le rejet massif de l’action des corps répressifs de l’Etat. Car le pouvoir a montré son vrai visage et l’on compterait au moins vingt morts depuis le début des événements. Les forces armées sont aussi accusées de viols, de tortures et de disparitions. Selon les derniers chiffres disponibles, plus de 1’500 personnes ont été blessées, notamment par balles ou par de la grenaille de plomb et des balles en caoutchouc et plus de 4’300 ont été arrêtées et emprisonnées. Cette brutalité visait à stopper le mouvement. Elle rappelle les heures sombres de la dictature.

Pour tenter de satisfaire le mécontentement d’une partie de la population et ainsi éteindre l’incendie, le président Piñera a annulé l’augmentation du prix des tickets de métro, puis annoncé une hausse de 20% des pensions de retraite les plus basses ainsi qu’une revalorisation du salaire minimum, le gel du prix de l’électricité, des augmentations d’impôts pour les plus riches… Pourtant, malgré ces annonces, qui n’auraient jamais été faites sans cette vaste mobilisation, le mouvement se poursuit. Les manifestant-e-s exigent la démission du président et de son gouvernement, mais veulent aussi une société plus solidaire. Comme on a pu le lire sur beaucoup de tracts : « rien ne sera plus jamais comme avant ». Non seulement les gens se partagent les marchandises « socialisées » dans les commerces, mais beaucoup aspirent à « tout changer ».

En s’en prenant aux intérêts des grands capitalistes, le « prolétariat juvénile » a montré sa combativité et son intransigeance. La prolifération de petits noyaux pratiquant la violence offensive ou l’autodéfense contre les forces armées n’a pas entraîné, jusqu’ici, la constitution de groupes spécialisés… En réaction à l’atomisation vécue avant ces événements, les personnes mobilisées se dotent – de manière embryonnaire – d’organes d’auto-organisation sur une base territoriale (empêchant ainsi des manipulations extérieures). Des assemblées d’habitant-e-s se réunissent quotidiennement dans des quartiers et localités, mettant en pratique des activités collectives solidaires.

Ce mouvement largement anticapitaliste et anti-autoritaire peut-il gagner au moins une victoire d’étape – et pas seulement des promesses faciles à éluder si la normalité reprenait son cours ? On peut craindre qu’un essoufflement du mouvement entraîne (ici comme ailleurs) une répression sélective encore plus dure contre les personnes les plus déterminées et radicales. Le 30 octobre à Santiago, la police a expérimenté une nouvelle tactique : dès le début de la concentration, la foule a été attaquée par des tirs indiscriminés. Comme le disent les militant-e-s, il est difficile de reprendre le la lutte en première ligne quand on a été blessé-e-s. Les insurgé-e-s ont alors visé des objectifs décentralisés en tentant de se protéger au mieux. C’est dans ce contexte que le gouvernement a décidé d’annuler la tenue de deux réunions internationales importantes : l’APEC (forum de coopération des régions du Pacifique réunissant des gouvernements d’Asie, Amérique et Océanie) qui devait se tenir à Santiago les 16 et 17 novembre ainsi que la COP25 (2-12 décembre)[3]. Un grand supermarché a aussi décidé de fermer ses portes tout le week-end pour éviter les expropriations collectives… Rien n’est joué, la lutte continue.

Il est donc primordial que les anarchistes du monde entier et toutes celles et ceux qui aspirent à l’égalité et à la liberté soient attentifs à ce qui se passe au Chili, pour dénoncer les exactions d’un régime qui est largement l’héritier de la dictature de 1973-1990 et qui n’hésitera pas à continuer à appliquer ses méthodes fascistes si on le laisse faire.

Un salut depuis la Suisse romande à nos compagnons et compagnes au Chili.

Errico Bonnetête

[1] La Catalogne est une exception dans cette liste de révoltes populaires : si la radicalisation (barricades…) est un fait avéré, le phénomène est conditionné par le processus indépendantiste mis en œuvre par les politicien-ne-s catalan-e-s aujourd’hui emprisonné-e-s ou exilé-e-s, qui en constituent de fait la direction politique. Ainsi, on ne peut caractériser cette mobilisation comme anti-autoritaire, même s’il est indéniable qu’une partie du mouvement libertaire s’est investie, de manières diverses, dans les événements de ces derniers jours.

[2] Faut-il rappeler que c’est sous la dictature de Pinochet qu’a été expérimentée pour la première fois dans toute son ampleur, la doctrine économique de Milton Friedman de l’Ecole monétariste de Chicago ?
Les Chicago boys ont anticipé et mené à l’extrême au Chili, certaines orientations appliquées par la suite en Grande-Bretagne par Margaret Thatcher (amie de Pinochet), par Reagan aux Etats-Unis…, avant d’influencer le reste du monde au travers de ce qu’on a appelé la « mondialisation ». Aussi bien dans les pays du Tiers-monde que dans l’ancien bloc de l’Est ou ailleurs, le « modèle économique chilien » a été donné en exemple dans les campagnes médiatiques en faveur de l’économie libérale, en oubliant de rappeler que la dictature militaire a constitué un ingrédient nécessaire à son imposition dans ce pays.

[3] Soulignons la démagogie du président Pedro Sanchez qui vient au secours de son homologue chilien en accueillant au pied levé, à Madrid, la COP25. Une manière pour le président espagnol de redorer son blason à un moment où il sera vraisemblablement en pleines tractations pour former un nouveau gouvernement.