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Il y a un an, nous évoquions déjà la répression dont étaient victimes les « Gilets Jaunes »[1]. Celle-ci se poursuit et a connu en 2019 une ampleur inégalée depuis la fin de la Guerre d’Algérie.

Une comptabilité nécessairement incomplète[2] des violences policières fait état de dizaines d’éborgné-e-s, de mains arrachées, de beaucoup d’autres blessé-e-s, d’un nombre incalculable de gardes à vue et de plus de 3’000 condamnations, dont un millier à de la prison ferme… Rappelons aussi la mort de Zineb Redouane à Marseille atteinte par une grenade lacrymogène en décembre 2018 et celle Steve Maia Caniço à Nantes noyé dans la Loire, suite à une violente charge de la police lors de la fête de la musique. Et puis, le 3 janvier, il y a eu Cédric Chouviat, ce livreur tué par trois policiers lors d’un simple contrôle routier, en plein Paris : un drame filmé par des vidéastes amateurs. Désormais, chacun-e sait comment les flics traitent les quidams et peut s’identifier aux victimes. La haine des flics qui couvait depuis longtemps dans les banlieues s’étend désormais à tout le territoire. Ce qui surprend, c’est la retenue qui émane du camp des victimes. Peut-être que la violence et les provocations du pouvoir visent aussi à entraîner des réactions plus offensives qui diviseraient le mouvement.

Nous sommes sur une pente où un pouvoir de plus en plus autoritaire se dessine. Les « petites phrases » de Macron sont éloquentes à ce propos. Parfois, on ne sait pas si c’est son inconscient qui parle ou s’il envoie des messages subliminaux à ses auditeurs. Pensons à ses déclarations sur le maréchal Pétain en 2018 : ce « grand soldat » qu’il serait légitime d’honorer ! Et tout récemment, quand – croyant dénoncer les gens qui pensent que la France devient une dictature – Macron déclare à un journaliste « Mais allez en dictature ! Une dictature, c’est un régime où une personne ou un clan décident des lois… La dictature, elle justifie la haine (…) il y a en démocratie un principe fondamental le respect de l’autre, l’interdiction de la violence… ». Où se situe la France dans une telle définition ? De fait, on peine à voir ce qui différencie le gouvernement actuel de celui qu’aurait pu mettre en place Marine Le Pen. Faut-il s’étonner du fait que les policiers qui constituent désormais l’un des derniers remparts sur lequel s’appuie le pouvoir soient à 50% des partisans du Rassemblement national ? Aura-t-on bientôt un gouvernement réunissant l’extrême-centre de la République en marche et l’extrême-droite ?

Les élections ne suffisent pas à faire d’un pays une démocratie au sens libéral du terme (même si les anarchistes contestent ce modèle bourgeois). D’autres éléments entrent en ligne de compte, comme la liberté d’expression, de manifestation, ou le principe de la séparation des pouvoirs. Lorsque les arrestations arbitraires deviennent la règle ; lorsque les membres du parti au pouvoir sont largement majoritaires à l’Assemblée nationale et se comportent comme des petits soldats obéissants ; lorsque des juges et des procureurs sont à la botte du gouvernement ; lorsque la presse est aux ordres… peut-on encore parler de République ?

Une fissure dans l’édifice ?

Du côté du parti de l’ordre et du capital, on commence à observer de légers flottements. Il y a certes des patrons et des technocrates qui appuient l’action du gouvernement et qui pensent que la politique de fuite en avant des « réformes » est une bonne chose. Mais il y a aussi peut-être, dans ces milieux, des gens qui sont d’avis que la méthode employée est hasardeuse et pourrait être contre-productive. Y aurait-il des secteurs de la bourgeoisie « lettrée » prêts à envisager de « tout changer pour que rien ne change ? ».

On a lu au début de cette année un article d’opinion, publié par Le Figaro, dans lequel il était écrit que « le pouvoir ne semble pas avoir pris la mesure de la gravité de la crise politique et sociale », suggérant de recourir à « l’usage raisonnable et fréquent du référendum »[3] pour retrouver la confiance. Au même moment Le Monde se paie un édito critiquant les violences policières…[4] Envisage-t-on en haut lieu, l’éventualité de lâcher un Macron dont la gestion du conflit pourrait coûter cher ? S’agit-il seulement, pour les médias mainstream, de retrouver un peu de crédibilité après avoir menti, des mois durant, au point que ça en devenait risible ? A quoi sert un journal ou une chaîne TV aux milliardaires qui les ont acquis pour faire l’opinion, si le public s’en détourne ?

Venons-en aux luttes sociales. Dans un de nos articles[5], nous avions mis en évidence les contradictions qui divisent les organisations qui se réclament du mouvement ouvrier et de la Révolution sociale. Nous signalions les tensions qui existent entre deux projets irréconciliables : un syndicalisme marqué par une professionnalisation bureaucratique, spécialisé dans la concertation et pacificateur, qui tend à s’éloigner des secteurs de la précarité. En opposition, nous évoquions un modèle d’auto-organisation qui n’a jamais quitté la scène sociale, mais dont l’épanouissement s’avère une tâche titanesque. Les événements récents en France (mais aussi dans d’autres pays) permettront-ils de donner de l’énergie à l’émergence d’une organisation des exploité-e-s gérée par les intéressé-e-s ? On l’espère.

La réforme des retraites

Nous n’allons pas entrer dans les détails du projet de réforme, surtout que bien des aspects sont encore opaques, mais la logique globale du projet est purement comptable : il s’agit de limiter les dépenses de retraite, malgré l’augmentation inévitable du nombre des retraité-e-s issu-e-s du baby-boom des années 1950-60. Moins d’argent pour plus de gens, tout le monde y perdra. C’est ce qu’attendent de la France ses partenaires européens et Macron est disposé à faire le job. Champions de l’Europe ultra-libérale, lui et sa bande mènent une croisade dans laquelle la bataille idéologique et la volonté d’écraser pour longtemps le mouvement social et ses militant-e-s les plus décidé-e-s sont aussi importantes que l’adoption du nouveau système.

Cela ne veut pas dire que les objectifs purement financiers soient absents du projet. L’un des objectifs poursuivis est d’orienter les salarié-e-s les plus fortuné-e-s vers un système par capitalisation comme nous le connaissons en Suisse. Ainsi, des montants de cotisation excédentaires ne seraient plus, comme dans l’actuel système par répartition, reversés aux secteurs déficitaires. Par contre, on encouragerait (par des cadeaux fiscaux ou autre) celles et surtout ceux qui en auront les moyens à souscrire des plans d’épargne retraite, comme par exemple le fond d’investissement BlackRock, dont la proximité avec Macron est avérée.

Ce système de retraites par capitalisation, présenté comme la solution au vieillissement de la population peut connaître le sort de l’emprunt russe, en cas de crise financière ou de mauvaise gestion des fonds. Il a aussi d’autres effets pervers : en Suisse par exemple, la plupart des salarié-e-s sont contraints légalement de cotiser pour une retraite complémentaire par capitalisation (l’assurance vieillesse par répartition n’assure que le minimum vital). Les fonds de pension se mènent une concurrence acharnée pour trouver des placements « sûrs ». Les sommes d’argent qu’elles gèrent sont notamment investies dans les terrains constructibles et l’immobilier dont les prix montent en flèche entraînant ceux des logements. De moins en moins de gens deviennent propriétaires et les loyers sont très élevés. Dit d’une autre manière, pour garantir sa future retraite, le salarié exploite le locataire, c’est-à-dire lui-même : c’est le serpent qui se mord la queue !

A propos des grèves et de la stratégie syndicale

Tout comme le mouvement des Gilets Jaunes, les grèves qui ont débuté le 5 décembre dernier dans les transports (SNCF, RATP…) sont confrontées à la violence d’Etat. Pour Macron, ce n’est pas si facile de l’emporter, car – dans une société où l’emploi salarié est de plus en plus rare, précaire et pénible ; où les conditions de travail se dégradent dans tous les secteurs – la retraite apparaît comme la seule perspective attrayante : celle d’un temps libéré. L’idée qu’on va retarder cette échéance et qu’on percevra des rentes réduites entraîne de nouveaux secteurs dans la bataille… Difficile de prévoir jusqu’où ira l’épreuve de force et qui l’emportera.

Contrairement à ce qu’on a pu lire ici où là – hors de France surtout – le retrait de l’âge pivot (exigence du syndicat CFDT) n’est pas une victoire du mouvement, mais de l’enfumage. L’une des clauses du projet initial prévoyait qu’entre 2022 et 2027, l’âge minimal pour toucher une retraite à taux plein passe de 62 à 64 ans. En y renonçant provisoirement, le 1er ministre Edouard Philippe tente de désamorcer les grèves en divisant le mouvement. A la place de l’âge pivot, il a sorti de sa poche un « âge d’équilibre » à 65 ans qui se mettrait en œuvre plus tardivement. Mais il annonce aussi que, si les « partenaires sociaux » n’aboutissent pas à un accord sur le financement du système de retraite, d’ici la fin avril, il ferait passer le projet par ordonnance. C’est un chantage.

Au moment où nous écrivons ces lignes, alors que la grève marque le pas dans les secteurs où elle a duré près de deux mois (alors que d’autres secteurs prennent le relais) on doit noter que le pouvoir cherche l’épuisement financier des grévistes. A cela s’ajoute le harcèlement policier des piquets de grève, les concentrations et manifestations réprimées avec une grande brutalité… Toutefois, on ne peut pas imputer les difficultés que rencontre le mouvement au seul gouvernement. Il faut aussi s’interroger sur la stratégie des syndicats. Sans vouloir donner de leçon, nous allons tenter de faire un bilan d’étape.

D’abord, il faut rappeler que les directions syndicales ont peu et tardivement appuyé le mouvement des Gilets Jaunes qui a maintenu la tension sociale pendant plus d’un an ; elles ont gâché ainsi une opportunité en or, alors que la question des retraites s’invitait dans l’agenda. Si la position de la CFDT qui programmait sa trahison dès le début n’est pas surprenante, on doit aussi relever l’impuissance ou la mauvaise volonté de la direction de la CGT, dont la stratégie est absente ou illisible : on a laissé – par incapacité ou délibérément – les corporations des transports et d’autres initier seules la bataille. Les difficultés actuelles ont la vertu de montrer que pour arracher des victoires au gouvernement et au patronat, il faut du courage et de la détermination, mais il faut aussi un haut degré d’organisation qui permette aux bases ouvrières et militantes de se rencontrer, de se coordonner pour décupler leur force. Lancer ou laisser foncer les troupes en ordre dispersé ne peut que mener à des échecs. Quant aux syndicats les plus volontaires, leur force est insuffisante.

Pour diriger la lutte, le choix de l’intersyndicale n’est pas judicieux. Celle-ci est un parlement où le poids de la bureaucratie syndicale est déterminant, c’est le plus petit dénominateur commun qui s’impose et finalement ce sont des dirigeants comme Philippe Martinez qui vont négocier. Développer l’action sur un plan interprofessionnel pour rompre avec le corporativisme, comme le suggèrent des militant-e-s sur les réseaux sociaux est une bonne idée, mais il faudrait aller plus loin sur le plan de l’organisation en développant des comités de la Grève générale à tous les niveaux. Dans un pays où les syndicats sont innombrables et où les non-syndiqué-e-s sont la grande majorité, les intercos et les intersyndicales laissent du monde de côté. Aussi bien au plan local qu’au plan régional et national, les comités de la Grève générale devrait être prépondérants : constitués de délégué-e-s mandaté-e-s et révocables, issu-e-s d’assemblées générales de base, dans lesquelles peuvent participer les non-syndiqué-e-s et même des gens qui ne sont pas (ou pas encore) en grève : employé-e-s dans des secteurs difficile à mobiliser, précaires, sans-emploi, personnes solidaires… Ainsi, les secteurs les plus faibles du prolétariat ne seraient pas marginalisés et la construction du mouvement y gagnerait en puissance.

Par rapport à des époques antérieures, le monde du travail est de plus en plus atomisé : horaires irréguliers et atypiques, sous-traitance, micro et auto-entreprises, dispersion de l’activité… Dans ce contexte, la territorialité – c’est-à-dire le lieu où l’on vit – devient de plus en plus important pour développer des solidarités. C’est ce qu’a démontré le mouvement des Gilets Jaunes autour des ronds-points et cette forme d’organisation devrait se développer, tant pour la grève en cours que sur le long terme.

Les comités de grève locaux, plus proches de la base, nous semblent aussi mieux placés pour répartir les ressources des caisses de grève aux personnes qui en ont le plus besoin et éviter le clientélisme. Quant aux syndicats, ils se mettraient au service de ces comités de la Grève générale (ou seraient forcé de le faire) à la demande de leurs adhérant-e-s.

Aujourd’hui, la Grève générale porte en elle une revendication partielle et défensive. C’est le retrait du projet de loi sur les retraites qui rassemble et fédère le mouvement et rend possible l’unité. Cela dit, pour les anarcho-syndicalistes, la Grève générale est souvent synonyme de « Révolution » soit d’une reprise en main de l’économie et de l’organisation sociale par les classes laborieuses. Si l’heure ne semble pas être à l’insurrection populaire, on ne sait pas ce que nous réserve l’avenir et il faut se préparer à toute éventualité. Des assemblées et comités de base sont des outils qui peuvent permettre aux grévistes de remporter des victoires ponctuelles (au plan national ou localement), mais ils créent aussi des liens de solidarité durables qui serviront, aussi bien pour prendre en main un changement social que pour organiser la résistance…

Errico Bonnetête

[1] https://laffranchi.info/ceux-qui-ne-sont-rien/

[2] Sur ce sujet, voir les enquêtes de David Dufresne : https://www.mediapart.fr/biographie/david-dufresne

[3] Maxime Tandonnet, « Une bataille surréaliste entre deux entêtements », Le Figaro, 12.01.2020.

[4] « Les violences policières sont le reflet d’un échec », Le Monde, 12.01.2020

[5] https://laffranchi.info/peril-en-la-demeure/