Peut-on s’opposer à la guerre en Ukraine sans être taxé de poutiniste, de « Munichois », de fasciste ? Peut-on mettre cette guerre en perspective en évoquant l’antagonisme entre la Chine et les Etats-Unis ? En réfléchissant à la recomposition du capitalisme global ? Et ne pas passer pour des amoraux, insensibles aux souffrances des victimes ? Doit-on applaudir à l’accroissement massif des dépenses militaires qui se produit dans presque tous les pays du monde ? Nous reconnaissons que dans ce conflit, c’est la Russie l’agresseur et l’Ukraine la victime, mais il y a aussi d’autres responsables qui bénéficient de cette guerre et nous serions naïfs de penser qu’ils n’y sont pour rien.
Celles et ceux qui contestent les livraisons d’armes de plus en plus puissantes à l’Ukraine… se voient rétorquer que, sans défense, les habitant.es se feraient plus encore violer et massacrer – comme à Boutcha… Suivant les commentateurs et autres « journalistes » la guerre ne peut pas s’arrêter maintenant ; elle doit se poursuivre, mais jusqu’où ? jusqu’à quand ? Le but serait le renversement du régime de Poutine, voire le démembrement de la Fédération de Russie. Cette perspective jusqu’au-boutiste est aussi reprise par Poutine et ses partisans qui attisent le nationalisme russe en expliquant que l’Occident cherche à détruire le pays.
Nous ne sommes pas devins et nous ne savons pas si le régime russe s’effondrera dans un proche avenir. Ce qui semble certain, par contre, c’est que si cela devait se produire demain, il y a peu de chance que ce soit pour mieux. Quoi qu’il en soit, une victoire rapide de l’un ou l’autre des deux camps ne semble pas être sur le point de se produire et il arrivera probablement un moment où une négociation s’imposera (sans doute quand les Etats-Unis et l’OTAN sonneront le coup d’arrêt). A moins que l’escalade nous entraîne dans une guerre nucléaire… De précédents articles publiés sur ce blog ont clairement affiché notre rejet de la guerre. Aujourd’hui nous pensons que plus celle-ci se prolonge, plus ses conséquences seront funestes et que l’on ne peut que regretter l’absence d’un vaste mouvement anti-guerre international qui appellerait à un cessez-le-feu, à des négociations…
Pour sortir de notre accablement, essayons de déconstruire la « doxa » belliciste. Que nous dit-on ? D’abord qu’il y a clairement un agresseur : la Russie qui a déclenché les hostilités sous un prétexte mensonger : « dénazifier l’Ukraine ». La Russie commet des exactions, des crimes, qui sont encouragés, voir légitimés par le pouvoir (les massives déportations d’enfants, les exécutions sommaires…). Ces constats sont vrais. Et si l’on ajoute à cela que l’Ukraine serait démocratique alors que la Russie serait totalitaire… ne pas « choisir son camp » apparaît comme insensé.
Posée de cette manière, l’équation paraît simple. Reste pourtant la question du « pourquoi ». Si l’on s’en tient là, cela implique que l’on pose comme prémisse que Poutine est un fou et que cette attaque est irrationnelle. Bref, d’un côté il y aurait le mal (l’impérialisme russe) et de l’autre le bien (l’Occident). Nous considérons qu’il faut aller plus loin dans la compréhension de la situation, en resituant cette guerre dans une perspective historique et géopolitique.
Regarder du côté russe
Aujourd’hui on nous dépeint la Russie comme l’héritière de l’URSS, voire de l’Empire tsariste. Poutine, cet ancien du KGB, serait le digne héritier de Staline et les Russes d’incorrigibles barbares. Bref, les vieux réflexes de la guerre froide sont remis au goût du jour. Ce qu’on oublie, c’est que les ex-soviétiques auraient bien voulu se rapprocher de l’Occident lors de la chute de l’URSS. Au début des années 1990, tant la population que les dirigeants considéraient que l’affrontement entre les Etats-Unis et leur pays était devenu sans objet et aspiraient à des relations cordiales avec leur ancien adversaire. Par contre, « les dirigeants américains et les médias s’accordèrent pour traiter la Russie comme un pays vaincu »(1).
Rappelons-nous ce qu’a signifié la « sortie du communisme » pour la Russie. Avec la fin de la guerre froide, le pays a perdu sa « frontière épaisse » des démocraties populaires. Puis, « avec Eltsine, les Russes abandonnaient toutes les conquêtes qui dataient du tsarisme, même celles perdues entre 1918 et 1939 et récupérées par Staline (…). Ils étaient 289 millions de Soviétiques à la veille de la perestroïka. Ils ne sont plus que 146 millions »(2). Cette perte de puissance a favorisé le nationalisme grand-russe et l’envie de revanche. L’historien Marc Ferro voyait dans « cette perte incroyable et inimaginable [qui] ressoude les Russes autour de la Sainte Russie » et qui les éloigne d’une Union européenne « agrandie des pays de l’Est irréconciliables », le support du retour de l’absolutisme et peut-être « le signe d’une nouvelle forme de messianisme »(3). Il ne faut pas oublier que sur plusieurs générations, les soviétiques ont été bercés dans l’idée que leur pays était à l’avant-garde du progrès universel. Passer de peuple élu à peuple vaincu n’est pas évident.
Il faut voir aussi ce qu’a signifié la restauration du capitalisme libéral. Ce fut « le plus gigantesque hold-up de l’histoire »(4). Cette transformation a permis aux anciens directeurs des grandes entreprises d’en devenir les propriétaires. Ceux qu’on appelle désormais les oligarques se sont enrichis vertigineusement. Poutine a su jusqu’ici les mettre au pas lorsqu’ils menaçaient son pouvoir ou ne respectaient pas certaines obligations sociales. Ainsi, le président russe (même s’il est le plus riche des « oligarques ») s’est constitué un capital de suiveurs fidèles… Bref, le libre marché n’a pas amené la « démocratie » comme les dirigeants occidentaux l’annonçaient, mais une nouvelle autocratie faite de rapports clientélistes et maffieux, de corruption, d’explosion des inégalités et de répression accrue.
Un autre aspect du problème réside dans la persistance de certains éléments de l’idéologie de l’ancien régime. Walter Bedell Smith, ambassadeur américain à Moscou entre 1946 et 1949 (et qui sera par la suite directeur de la CIA) expliquait à l’époque que la propagande soviétique montrait les Etats-Unis « d’un côté comme une nation monopoliste et impérialiste décidée à dominer le monde, et de l’autre comme un pays décadent, déchiré par les querelles intestines et incapable de manifester une énergie véritable (…) face à une opposition résolue ». Aux yeux de Smith, cette doctrine ne visait pas seulement à tromper les masses. Les dirigeants du Kremlin sont parfois « eux aussi hypnotisés par leur propre propagande et s’enivrent de la liqueur qu’ils ont eux-mêmes fabriquée. C’est une liqueur très forte en vérité »(5). Il se pourrait bien que Vladimir Poutine et son entourage aient été biberonnés à cette liqueur-là ; qu’ils se soient surestimés et aient sous-estimé le camp adverse en observant, par exemple, la débâcle des forces de sécurité afghanes financées par les Etats-Unis et l’évacuation en catastrophe de Kaboul en août 2021. Il ne nous semble pas déraisonnable de penser qu’en se lançant dans cette guerre la Russie, qui s’est piégée elle-même, ait aussi été piégée par un vieil ennemi qui la connaît si bien.
Résumons : nous avons un « empire » nostalgique de sa puissance passée ; qui a vu depuis 1999 quatorze pays qui faisaient partie de l’Europe de l’Est rejoindre l’OTAN (alors qu’il avait été convenu entre Bush et Gorbatchev que l’action de l’OTAN resterait limitée aux frontières de l’ancienne République fédérale allemande) ; qui voit l’armée ukrainienne monter en puissance ; qui est confronté à l’échec des négociations sur le Donbass… et de l’autre des forces occidentales qui pourraient le laisser faire, comme cela a été le cas lors de l’annexion de la Crimée. D’autant que, comme le rappelle Tristan Leoni, juste avant l’attaque russe, Joe Biden annonce qu’il n’a « pas l’intention de déployer des forces américaines ou de l’OTAN en Ukraine » (25 janvier 2022) – ce qui en diplomatie, peut être interprété comme un « bon pour accord ». Ainsi, le Kremlin a pu y voir une « fenêtre d’opportunité » susceptible de se refermer s’il n’agissait pas très vite (6).
A qui profite le crime ?
Si cette guerre est une catastrophe pour l’Ukraine (sur le plan humain en premier lieu, mais aussi environnemental…)(7), c’en est aussi une pour la Russie. Par contre, les marchands d’armes et tous les profiteurs de guerre ont intérêt à ce que celle-ci se prolonge. Les Etats-Unis, mais aussi la Chine, espèrent bien tirer leur épingle du jeu. Pensons à l’approvisionnement énergétique de l’Europe qui coûte de plus en plus cher ; à la substitution du gaz russe par du gaz liquéfié provenant des Etats-Unis (là aussi le sabotage des gazoducs Nord Stream trouve son explication) ; au renchérissement de tous les produits de consommation courants… Pendant ce temps, la Chine a intensifié ses échanges commerciaux avec la Russie, lui payant son pétrole et son gaz à prix d’ami.
Les guerres sont des aubaines pour les capitalistes. Le système produit régulièrement de nouvelles « crises » pour relancer la Bourse et remplir les poches des actionnaires. Il socialise les pertes et privatise les bénéfices.
S’engager pour l’Ukraine ?
Autant nous avons le sentiment d’être manipulés quand nous écoutons les médias, autant nous considérons comme dramatique le fait que des « anarchistes » et autres volontaires « internationalistes » s’engagent au sein des forces armées ukrainiennes. Bien sûr nous ne sommes pas sur place et nous pouvons comprendre que des personnes directement menacées essaient de se défendre et de protéger leurs proches… mais aujourd’hui, force est de constater que la guerre qui se déroule en Ukraine est une guerre industrielle où le soldat « régulier » n’est que de la chair à canon.
Les hommes qui ne veulent pas se battre sont sans doute plus nombreux que ce que laissent entendre les médias. Sinon, pourquoi les autorités ukrainiennes ferment-elles les chaînes « Télégramme » qui aident les recrues à échapper à la mobilisation ? En Ukraine (comme en Russie bien sûr) la propagande contre l’enrôlement est risquée et les réfractaires qui se font arrêtés sont condamnés ou enrôlés de force.
Ce n’est pas seulement le pouvoir russe qui véhicule une idéologie mystificatrice. Les pays occidentaux qui se plaisent à se présenter comme une force civilisatrice au service des droits humains et de la liberté n’ont-ils pas, depuis des lustres, mené des interventions militaires unilatérales sous des prétextes fallacieux ? Deux exemples – parmi tant d’autres :
– La guerre du Golfe de 2003, où la coalition menée par les Etats-Unis a attaqué l’Irak prétextant la détention d’armes de destruction massives par le régime de Saddam Hussein a-t-elle amené la paix et la démocratie ? Non, à l’opposé, elle a entraîné une guerre civile et la quasi destruction du pays.
– L’intervention occidentale en Libye en 2011 a certes débarrassé le pays du dictateur Kadhafi, mais n’a pas non plus apporté la paix et une amélioration des conditions de vie de la population, au contraire…
Face à l’impérialisme russe, il y a un impérialisme occidental qui au nom du « monde libre », de la « défense des minorités », de la lutte du bien contre le mal… cherche avant tout à satisfaire ses appétits de matières premières et de puissance. Au début de cette guerre, l’ancien ministre de la défense vietnamien Nguyen Chi Vinh déclarait à l’attention des responsables ukrainiens, qu’ils ne devraient pas « laisser leur pays devenir une arène des politiques de puissance (…), s’appuyer sur la force militaire pour affronter leur immense voisin et (…) prendre parti dans une rivalité entre grandes puissances »(8). Leçon douloureuse d’une autre guerre dont la population du Vietnam (du Cambodge, du Laos) a payé le prix fort.
On a pu lire ici et là qu’il pourrait y avoir un potentiel « révolutionnaire » dans cette guerre parce qu’à la fin d’autres grands conflits, des révolutions se sont produites. Oui… comme à la fin de la première guerre mondiale. Sauf qu’on a vu le résultat. La sauvagerie des combats n’a-t-elle pas favorisé le fascisme en Italie, le nazisme en Allemagne, le fascisme rouge et la Tchéka en URSS ? Les guerres portent en elles toutes les idées contre lesquelles nous luttons : obéissance aveugle, brutalisation, virilisme… si l’on peut éviter d’y prendre part, les dénoncer, les enrayer… il faut le faire.
Notes
1. Serge Halimi et Pierre Rimbert, « Les médias, avant-garde du parti de la guerre », Le Monde diplomatique, mars 2023. Les auteurs de cet article rappellent qu’au début des années 1990, lorsqu’on interrogeait les anciens citoyens soviétiques sur leur partenaire international préféré, 74% d’entre eux désignaient les Etats-Unis.
2. Marc Ferro, Les Russes, L’esprit d’un peuple, Paris, Tallandier, 2017, p. 187.
3. Ibid., p. 203-204.
4. Ibid., p. 178.
5. Walter Bedell Smith, Trois années à Moscou 1946-1949, Paris, Plon, 1950, p. 168.
6. Tristan Leoni, Adieu la vie, adieu l’amour…, 2022, https://ddt21.noblogs.org/?page_id=3423
7. Les ONG Greenpeace et Ecoaction ont déjà répertorié 900 cas de dommages environnementaux qui représente près d’un tiers de la surface du pays.
8. Cité par Benoît Bréville, « Coup de poker », Le Monde diplomatique, mars 2023.